Pour une économie durablement compétitive et au service du bien-être
Le Luxembourg est confronté à de multiples défis qui peuvent être résumés à travers une simple formule : notre pays fait apparaître des tendances économiques, sociales et écologiques qui ne sont guère soutenables à long terme, qui s’opposent à son développement durable et qui menacent les équilibres socio-économiques et écologiques futurs.
Le développement durable est un triptyque dont les trois composantes - l’économie, l’écologie et le social - se situent sur un pied d’égalité. Un développement durable doit répondre aux besoins des générations actuelles sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Or, ceci présuppose la pérennisation d’une économie compétitive, qui rende possible le financement d’un Etat social généreux et une cohésion sociale élevée, tout en dégageant les moyens d’action nécessaires afin de répondre notamment aux enjeux environnementaux considérables et pour doter le pays des infrastructures nécessaires à son développement durable.
A travers la 10ième édition du bulletin économique dans la série « Actualité & tendances », consacré au sujet : « Le développement durable au Luxembourg – Pour une économie durablement compétitive et au service du bien-être », la Chambre de Commerce[1] s’intéresse tout particulièrement aux tendances qui, à ses yeux, sont en contradiction avec le développement durable du Grand-Duché. L’accent est ainsi mis sur une discussion critique et ouverte de ces tendances, sans pour autant négliger les pistes et actions concrètes pour y remédier. A côté de ce fil rouge, la Chambre de Commerce investiguera plusieurs thèmes directement liés à la politique de développement durable, et ce sous forme d’éclairages thématiques. Il sera ainsi notamment question de la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE), de l’articulation entre l’indicateur du PIB per capita et le bien-être ou encore de l’économie sociale et solidaire.
Le développement durable économique: un bilan mitigé
La base du développement durable est constituée par un tissu économique dynamique, diversifié et solide lui permettant de résister aux chocs exogènes et endogènes : seul un modèle économique pérenne et créateur d’emplois peut générer des moyens d’action suffisants pour poser les jalons d’une politique sociale et environnementale ambitieuse et efficiente. En synthèse, « le développement durable présuppose une croissance économique durable. Or, une économie ne connaît de croissance durable que si elle est compétitive et qu’elle le reste[2] ». La compétitivité des entreprises est une condition sine qua non à la genèse de croissance économique et à l’amélioration durable du niveau de vie. Or, plusieurs éléments indiquent une dégradation précisément de cette compétitivité.
En effet, le modèle économique luxembourgeois présente de nombreuses faiblesses ou bien des atouts limités dans le temps dont voici les plus significatifs : la dépendance à l’égard d’un secteur phare à performances potentiellement hautement volatiles, les compétitivité-prix et coûts qui se dégradent depuis des années, menaçant ainsi la compétitivité internationale des entreprises luxembourgeoises, la dépendance d’importantes recettes fiscales et de nombreuses activités économiques aux niches de souveraineté sans doute éphémères, la persistance d’un déficit structurel qui met à mal la force de frappe financière du pays pour accompagner la modernisation de ses infrastructures et la diversification économique, et le système de protection sociale qui est insoutenable d’un point de vue financier de long terme. Faut-il rappeler dans ce contexte que le Luxembourg ne dispose guère des mêmes latitudes qu’un grand pays pour donner un sérieux tour de vis fiscal. La création de richesse dépend en effet de plus en plus de facteurs de production étrangers aisément ré-allouables (travail, capitaux financiers). De surcroît, le système de protection sociale, en général, et le système des pensions, en particulier, sont exposés à la déconfiture en cas d’absence de réforme suffisamment ambitieuse, à l’image de chaque système pyramidal[3]. Relevons in fine que de plus en plus de prestations sociales sont exportées et échappent donc à la demande de consommation sur le territoire luxembourgeois, et, partant, à l’économie nationale.
Un tiers des recettes fiscales de l’Administration centrale revêtent une grande volatilité et/ou sont potentiellement compromises à l’avenir[4]. La seule vente transfrontalière de produits soumis à accises a permis de générer, en 2010, environ un milliard EUR, soit 10% des recettes fiscales de l’Administration centrale. Dans l’hypothèse d’un assèchement rapide de cette source financière, la situation déficitaire va sensiblement s’aggraver, en faisant quasiment doubler les déficits de l’Administration centrale. En l’occurrence, comment assurer la continuation du financement du budget social et des investissements en infrastructures (quelque 50% des dépenses) si les moyens d’action s’effritent et si le Luxembourg n’y arrive même pas en accumulant des recettes extraordinaires ? De surcroît, l’ensemble de ces ressources incertaines et volatiles est actuellement injecté dans le budget de l’Etat, sans effort d’économie ou d’investissement notable au profit des générations futures[5].
Le « policy-mix » à mettre en œuvre pour renouer avec un développement économique durable devra comprendre la résorption du différentiel d’inflation par rapport aux partenaires économiques, un véritable poison pour notre économie ultra-ouverte. Il importe également de procéder à une refonte substantielle des automatismes réglementaires, ainsi qu’à une simplification administrative accrue. En outre, le rythme d’assainissement des finances publiques doit être accéléré, l’évolution du budget social doit notamment être ralentie à travers l’introduction généralisée d’un critère de sélectivité sociale, la diversification économique doit être concrétisée, la colonne vertébrale de l’économie luxembourgeoise - à savoir les PME - doit être solidifiée, et l’encadrement fiscal et réglementaire doit rester stimulant, attractif et valorisant.
Le Luxembourg a enregistré un développement économique moyen élevé sur les trois dernières décennies, un niveau de vie des plus élevés au monde et des finances ostensiblement – mais malheureusement fictivement et en tout cas pas à long terme – saines. Or, notre pays ne peut pas miser sur une continuation éternelle de la spirale de développement socio-économique vertueuse, ni sur la prise d’initiatives et de risques étrangers afin de continuer à alimenter son système social. Il est possible qu’un tel modèle économique, social et environnemental puisse encore fonctionner à court et à moyen termes. Mais il est certain qu’il ne pourra pas durer à long terme, suite aux hypothèses trop réductrices et limitées d’un développement économique exogène quasi-automatique, d’une croissance illimitée de la population et de l’emploi, de rentrées fiscales plantureuses basées sur des niches de souveraineté éphémères et d’une croyance erronée que la société « mosaïque » luxembourgeoise puisse défendre ses droits acquis et se développer harmonieusement et sans réforme structurelle. Le scénario actuel, en vertu duquel il faut une croissance d’au moins 4 à 5% pour que les caisses sociales soient équilibrées et que le chômage n’évolue pas à la hausse, n’est résolument pas tenable à long terme. Outre les considérations écologiques et sociales, comment combiner une telle hypothèse de croissance avec un environnement concurrentiel des entreprises qui se dégrade ? Pour produire de la valeur ajoutée et pour proposer des emplois, les entreprises doivent constamment agir et saisir rapidement les opportunités d’affaires. Or, le Luxembourg ne figure qu’à la 43e place des meilleurs pays pour « faire des affaires », et ce d’après l’étude « Doing Business » de la Banque Mondiale alors qu’il devrait exceller à cet égard.
Le développement durable social et sociétal: quo vadis?
Le développement économique tirant ses origines largement d’une utilisation de plus en plus significative de facteurs de production étrangers, le débat politique luxembourgeois fait apparaître un déficit démocratique manifeste et l’électorat est de moins en moins représentatif des réalités socio-économiques « nationales ». Les Luxembourgeois ne représentent plus que 44% des « présences » sur le territoire national les jours ouvrables. Les électeurs luxembourgeois, quant à eux, ne « couvrent » plus qu’une personne sur trois ayant un lien direct avec le territoire national (résidents et frontaliers). Est-il durable, voire sain, que moins de 224.000 électeurs (dont, parmi les actifs, 43% sont employés dans le secteur abrité) décident du sort de quelque 665.000 résidents et frontaliers ? Expurgée des électeurs non-actifs (retraités, étudiants, chômeurs, etc.), cette relation n’est même que d’un électeur sur six personnes. La dualité du marché du travail, l’éloignement de nombreux résidents des grandes tendances économiques et leur non-identification avec ces dernières, le fait qu’une personne sur sept est considérée comme pauvre au Grand-Duché en raison de la nature non-sélective du système social luxembourgeois, la « culture du chômage » largement encouragée par le trop faible différentiel entre les transferts sociaux et le salaire social minimum, le chômage structurel et celui des jeunes élevés, ainsi que la croyance erronée que le marché du travail et la population puissent continuer de croître presqu’à l’infini sans impacter notre mode de vie et l’environnement naturel, sont autant de tendances intenables à l’avenir. L’apparition de sociétés parallèles et la ségrégation sociale sont des risques réels auxquels est, de toute évidence, confronté le Grand-Duché. Afin de maintenir le niveau de vie élevé de ses citoyens et de garantir un minimum d’équité intergénérationnelle, le Luxembourg doit se réformer. Le scénario « à politique inchangée » mènera à une impasse et menacera, à terme, l’ensemble de la société. Or, même une trajectoire d’ajustement ambitieuse, assortie de réformes structurelles volontaristes, ne permet pas nécessairement de conserver le niveau de vie matériel de la population car notre pays vit aujourd’hui clairement au-dessus de ses moyens et ne fait pas suffisamment d’économies sur les frais de fonctionnement et d’investissements pour préparer l’avenir. Les décisions à prendre pour assurer le développement durable exigent un véritable courage politique.
Le développement durable écologique: grandes responsabilités pour un petit pays
Le Luxembourg est régulièrement sous le feu de la critique au sujet de ses importantes émissions de gaz à effet de serre. A cet égard, certains reproches sont sans doute justifiés, alors que d’autres ne le sont pas s’ils sont placés dans leur contexte. Or, les tendances écologiques non-durables, telles qu’identifiées par la Chambre de Commerce, dépassent la seule problématique des émissions de dioxyde de carbone : la politique d’aménagement du territoire manque parfois de cohérence, les potentiels nationaux en matière de réduction des émissions et de promotion des énergies renouvelables sont sous-exploités et se heurtent souvent à l’attentisme politique ou à la mentalité du « nimby » - pour « not in my backyard » -, et les instruments flexibles en matière climatique continuent d’être injustement critiqués alors qu’il sont – généralement – pertinents à la fois d’un point de vue économique, écologique et social. Le marché unique et la libéralisation économique sont des aubaines pour le Luxembourg. Dès lors, faut-il accepter, voire favoriser, la coopération internationale pour atteindre les objectifs ambitieux de notre politique énergétique et climatique. Relever ces défis, c’est également éviter que notre pays ne devienne un désert industriel.
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A travers cet « Actualité & tendances », la Chambre de Commerce ne veut pas dépeindre une image excessivement noire de l’avenir du Grand-Duché car il faut aussi noter de nombreuses pistes et politiques actuellement mises en œuvre, ou annoncées, et qui vont résolument dans le bon sens. Citons à cet égard les objectifs luxembourgeois à l’horizon 2020, tels que formulés dans le « Plan national de réforme – Luxembourg 2020 », et la définition de nouveaux secteurs porteurs pour le développement et la diversification socio-économique, largement en phase avec les prémisses du développement durable. En outre, les efforts consentis en matière de soutien public à la formation professionnelle continue, à la recherche-développement & innovation, de même que les réformes en matière d’aides à l’établissement au Grand-Duché de travailleurs hautement qualifiés, méritent d’être indiqués. Le Luxembourg peut également se prévaloir d’une attractivité élevée en matière de coût indirect du travail, d’un régime performant en matière de propriété intellectuelle et d’un soutien volontariste et pragmatique de l’ensemble des parties prenantes publiques en matière de promotion du site économique et de la place financière. Les pouvoirs publics ont, par ailleurs, dûment reconnu l’urgence d’œuvrer en faveur de la simplification administrative dont la mise en œuvre est, espérons-le, imminente. En plus, il échet de se féliciter de la stabilité politique et sociale qui attire les investisseurs.
Nonobstant ces éléments positifs, et eu égard aux nombreuses incertitudes qui subsistent, qu’elles soient mondiales, européennes ou nationales, le Luxembourg doit se réinventer comme il a déjà pu le faire à plus d’une reprise dans son histoire. La Chambre de Commerce est convaincue que, sans véritable vision à long terme qui puisse se décliner en objectifs et actions, le Gouvernement et les forces vives de la nation continueront, comme c’est si souvent le cas, à piloter à vue et il leur sera difficile de prendre les bonnes décisions pour préparer l’avenir du pays.
[1] Dans son rôle de « think tank » indépendant de l’économie, la Chambre de Commerce est le porte-parole légitime et attitré de l’économie et des acteurs qui la constituent. Dans ce contexte, elle s’intéresse tout particulièrement au cadre socio-économique général dans lequel s’inscrit l’action de ses membres. Ce dernier doit impérativement être durablement attractif pour que les entreprises - c’est-à-dire les entités à la base de la création des richesses subséquemment consommées et redistribuées – puissent se développer de façon pérenne.
[2] Citation issue du discours prononcé par le Premier Ministre à l’occasion de la présentation du programme gouvernemental en juillet 2009
[3] Un tel schéma présuppose un flux constant et infini de nouveaux entrants pour financer les prestations des entrants précédents.
[4] Il s’agit notamment des recettes fiscales suivantes : la TVA sur le commerce électronique, la taxe d’abonnement, le rendement de l’IRC du secteur financier et les recettes en lien avec la demande transfrontalière de produits soumis à accises, pour un montant total de 2,9 milliards EUR, représentant 30,4% de l’ensemble des recettes fiscales de l’Administration centrale (exercice 2010, estimation de la Chambre de Commerce).
[5] A cet égard, voir notamment : Chambre de Commerce, « Actualité & tendances n°4 : Les fonds souverains : une solution d’avenir pour le Luxembourg ? », mars 2008.