Le relâchement budgétaire, une menace pour le modèle luxembourgeois ?

Affaires économiques

Avis budgétaire de la Chambre de Commerce

Carlo Thelen, directeur général de la Chambre de Commerce et Marc Wagener, directeur Affaires économiques de la Chambre de Commerce

Comme le changement d’heure et les brumes matinales, l’avis de la Chambre de Commerce sur le projet de budget est un élément indissociable de l’automne. Pour la deuxième année consécutive, le paquet budgétaire déposé se compose du projet de budget annuel (2016) et du projet de loi de programmation financière pluriannuelle (2015-2019) (PLPFP).

Ces deux projets forment un « package budgétaire » dont la transparence d’ensemble reste à parfaire. Son fondement macroéconomique et analytique est construit (un peu) sur du sable mouvant.  Le volume du « Zukunftspak » est fortement orienté à la baisse et les projections de recettes interpellent par endroits. Les dépenses progresseraient certes toujours « plus vite qu’ailleurs » mais « moins que d’habitude » dans une perspective luxo-luxembourgeoise. Les investissements seront ambitieux, la sécurité sociale demeure « durablement périlleuse » et le solde structurel-cible est trop faible pour asseoir la soutenabilité budgétaire : tels sont les grands messages qui émergent de l’analyse de la Chambre de Commerce. Celle-ci est complétée par des propositions de mesures de consolidation qui permettent, d’ici 2019, d’endiguer le déficit de l’Administration centrale - quelque 600 millions manquaient respectivement manqueraient par an dans les coffres publics entre 2008 et 2019 - et la progression galopante de la dette publique - non loin d’un triplement sur ce front est prévu entre 2008 et 2019. Seul un redoublement des efforts portant sur les comptes publics permettra à redonner confiance aux entreprises, aux citoyens et aux investisseurs. Or, l’Etat reste déficitaire à moyen terme et la sécurité sociale constitue l’épée de Damoclès à long terme alors que des solutions existent pour asseoir durablement la stabilité budgétaire et financière, pré-condition à la pérennisation du modèle socio-économique.

Qu'en est-il de la transparence budgétaire?

Même s’il constitue un progrès par rapport au cadre resté en vigueur durant de nombreuses années, le « package » budgétaire reste perfectible : Le programme pluriannuel se limite à l’Etat central selon les normes de la comptabilité luxembourgeoise (c’est-à-dire le périmètre analysé est inférieur au périmètre qui devrait être retenu d’après l’encadrement européen). Le passage d’une optique des moyens à une optique des objectifs et des résultats, la vraie révolution copernicienne, se fait attendre. Des informations précises sur les projections, sur la soutenabilité à terme, sur le calcul du solde structurel (c’est-à-dire le solde budgétaire corrigé du cycle conjoncturel et d’effets temporaires) ou encore sur le respect de la norme européenne des dépenses des Administrations publiques sont toujours attendues. Voilà des doléances certes en partie anciennes, mais qui restent d’actualité.

S’agissant du scénario macroéconomique servant de base aux documents budgétaires, il est pour sa part assez incomplet et s’apparente à un « patchwork » de chiffres assez disparates, les sources n’étant pas homogènes et pas toujours suffisamment récentes. Ceci est d’autant plus problématique que chaque analyse pour le futur se base sur les acquis du passé et du présent. Or, ces « acquis » sont susceptibles d’être révisés à la hausse et à la baisse sans que des explications soient nécessairement fournies pour en développer les raisons.

Des recettes qui semblent (à première vue) prudentes mais qui restent (par endroits) ambitieuses

Alors que le PLPFP prévoit pour l’Administration centrale une progression moyenne des recettes de 4,2% l’an de 2015 à 2019, évolution qui semble prudente à l’aune des moyennes historiques (entre 5 et 6 %), un examen plus attentif met en relief le relatif volontarisme ayant présidé aux estimations de diverses recettes.

Tout d’abord, l’agrégat constitué de l’impôt sur le revenu des collectivités (IRC) et de l’IF (impôt sur la fortune) affiche une progression de 4,8% en moyenne sur la période 2015-2019, soit sensiblement plus que le rythme moyen de 2,9% entre 2000 et 2014. Or la difficulté de l’estimation du produit futur de l’IRC, impôt volatil s’il en est, est à souligner. Cette volatilité est exacerbée par la forte concentration du produit de cet impôt : dix sociétés représentent à elles seules 17% du produit total. Y contribue le climat d’incertitude affectant la fiscalité internationale (BEPS, consultation « common consolidated tax base », rescrits fiscaux, etc.) et entourant toujours la réforme fiscale annoncée pour 2017. Le Luxembourg doit, afin d’accroître la visibilité des entreprises dans un tel environnement incertain, mettre en place au plus vite une fiscalité lui permettant de tenir la distance par rapport à des concurrents redoutables tels que l’Irlande ou le Royaume-Uni. L’annonce d’une feuille de route portant sur le taux global d’impôt des sociétés s’impose, afin de dissiper au plus vite le brouillard ambiant.

De plus, le PLPFP table sur une montée en puissance marquée du produit de la taxe d’abonnement, à quelque 8,6% l’an entre 2015 et 2019, contre 3,7% en moyenne de 2000 à 2014. Même si elle considère qu’une telle évolution n’est pas à proprement parler « impossible », la Chambre de Commerce est d’avis qu’une plus grande prudence aurait été de mise. Les estimations du rendement de cette taxe pour l’année 2018 sont d’ailleurs 13% plus favorables que celles que comportait le PLPFP de l’année dernière pour la même année. Si la progression de la taxe devait s’établir sur l’horizon du PLPFP au niveau historique moyen, son montant atteindrait 186 millions EUR de moins qu’escompté. Ce seul facteur réduirait presque à néant l’excédent structurel de 0,5% du PIB escompté pour 2019.

Ce relatif optimisme s’accompagne heureusement d’une estimation plus prudente des impôts indirects.

Enfin, les estimations des recettes font abstraction de la future réforme fiscale bien que le produit de l’impôt d’équilibrage budgétaire temporaire (IEBT) soit, pour sa part, conservé au-delà de 2016, malgré l’accord bipartite avec les principaux syndicats visant  l’abolition de cet impôt dès 2017, ce qui pourrait représenter un manque à gagner de plus de 110 millions EUR par an.

Des dépenses de l’Etat certes en hausse mais davantage orientées « qualité »

La Chambre de Commerce note avec satisfaction l’accent mis sur les investissements publics, c’est-à-dire des dépenses dotées d’un fort potentiel d’entraînement de l’économie. En effet, le paquet budgétaire laisse augurer une hausse des investissements publics de quelque 23% d’ici 2019 par rapport à 2015, alors que l’augmentation des dépenses totales s’établirait à 16%. Dans une optique de croissance, la composition des dépenses s’améliore donc sensiblement. Une condition nécessaire reste toutefois que ces investissements soient effectivement mis en œuvre dans les délais, sur toile de fond d’une sélection et d’une mise en œuvre efficaces et d’une inversion de la tendance à la diminution des avoirs des fonds spéciaux d’investissements. Il convient au surplus de souligner l’accent mis, par le projet de budget, sur le logement, la diversification, le nation branding, le tourisme, la FinTech, la logistique multimodale ou encore le soutien à la R&D et à la protection de l’environnement.

La soutenabilité de demain se prépare aujourd’hui

Alors que le projet de budget semble être de meilleure facture en ce qui concerne la « qualité » des dépenses publiques, restent des défis en termes de soutenabilité des comptes publics. La pérennité de notre modèle économique et social, construit sur la croissance, ne peut en effet s’accommoder d’une glissade perpétuelle des dépenses.

Le budget pluriannuel 2015-2019 semble témoigner de la volonté du Gouvernement de ralentir la hausse des dépenses : alors que les dépenses totales de l’Etat et de la sécurité sociale ont en moyenne affiché une croissance de près de 7% l’an de 2000 à 2014, ce taux reviendrait à un peu plus de 4% « seulement » de 2015 à 2019.

La Chambre de Commerce salue un tel objectif de « décélération de la hausse » des dépenses publiques. Elle espère toutefois que le Gouvernement sera en mesure de respecter l’objectif fixé. La baisse progressive de l’ambition de consolidation n’est pas sans susciter des craintes à cet égard. Alors que le programme gouvernemental de fin 2013 mentionnait encore un effort d’assainissement de 1,5 milliard EUR fin 2018, les compteurs s’arrêtent actuellement à 842 millions EUR fin 2019. L’éventuelle liaison des prestations familiales au salaire médian, dont les modalités ne sont à ce stade pas encore connues, ou encore la flexibilisation du congé parental pourraient encore accélérer ce phénomène de « fonte des efforts » (tout comme la suppression annoncée (mais non-intégrée dans le budget) de l’IEBT dès 2017).

Par ailleurs, la sensible décélération de la progression escomptée d’ici 2019 des prestations sociales, et ce en dépit d’une croissance tendanciellement forte des dépenses de pension, de santé et d’assurance dépendance, est assez surprenante même si elle est parfaitement souhaitable. En d’autres termes, une baisse du rythme de progression de ces dépenses ne tombera pas du ciel mais doit être réalisée moyennant des actions supplémentaires au Zukunftspak et qui sont aujourd’hui encore inconnues.

La Chambre de Commerce note d’ailleurs que les difficultés de financement de la sécurité sociale et des pensions en particulier se concrétisent d’ores et déjà. Les comptes de la sécurité sociale sont notamment flattés par l’impact du travail frontalier, qui alimente bien davantage les cotisations de pension que les prestations correspondantes ; une relation qui va actuellement du « double » ou « simple ». Les surplus induits par ce décalage n’ont pas vocation à perdurer, à moins que le nombre de frontaliers n’augmente de façon exponentielle. Enfin, ces comptes sont dopés par les importants revenus du patrimoine générés par le fonds de compensation du régime général de pension. Or la pérennité à terme de cette réserve n’est pas du tout établie et les revenus du patrimoine peuvent être assez volatils.

Résultats de courses : un effort d’assainissement budgétaire qui doit s’accentuer

Le Luxembourg vise actuellement, en guise d’objectif de solde structurel, un surplus annuel de 0,5% à l’échelle de l’Administration publique (solde cumulé de l’Etat, des communes et de la sécurité sociale). La Chambre de Commerce estime que cet objectif est insuffisant eu égard aux nécessités de l’assainissement budgétaire et aux spécificités de l’économie luxembourgeoise.

Tout d’abord, le solde structurel n’étant pas une variable observable, il requiert un calcul, complexe et technique, pouvant livrer des résultats différents d’une institution à l’autre. Ensuite, le Luxembourg est l’archétype de la petite économie ouverte. Il est de ce fait exposé à divers chocs potentiels, avec à la clef une volatilité marquée des finances publiques. Un tampon additionnel, sous la forme d’un solde structurel plus ambitieux, pourrait être envisagé dans ce cas. Enfin, l’objectif actuel est insuffisant à l’aune du vieillissement démographique et de la soutenabilité défaillante de la sécurité sociale.

Ainsi, la Chambre de Commerce considère que le Luxembourg devrait porter de 0,5% à 1,5% du PIB son objectif de solde structurel, ce qui suppose la mise en œuvre d’économies de 600 millions EUR à l’horizon 2019 et ce par rapport à la trajectoire gouvernementale de consolidation (permettant au passage de compenser le déficit de l’Administration centrale). L’effort supplémentaire pourrait même atteindre 700 millions EUR si l’IEBT n’était plus d’application à partir de 2017.

Dautres facteurs inconnus à ce jour pourraient en outre exiger des efforts additionnels, par exemple l’incidence de la régulation accrue du secteur financier dans la foulée de la crise, ou encore les répercussions sur notre économie de diverses initiatives fiscales internationales telles que le BEPS, l’harmonisation de la base de l’impôt des sociétés en Europe ou encore les changements en matière de « rescrits fiscaux ». Ces éléments sont particulièrement difficiles à évaluer et plus encore à chiffrer. Il en est de même de l’amnistie fiscale et de la suppression envisagée du régime d’exonération partielle des revenus issus de la propriété intellectuelle.

600 millions pour renouer avec l’équilibre budgétaire

Dans son avis, la Chambre de Commerce avance des propositions concrètes permettant aux autorités d’engranger 600 millions EUR supplémentaires, cet effort portant pour l’essentiel sur les dépenses. Introduites de façon graduelle, ces mesures se rapportent aux dépenses fiscales (abattements, etc.), à l’impôt foncier, au forfait d’éducation, aux recrutements dans l’Administration centrale, à l’allocation de fin d’année des pensionnés et l’adaptation des pensions aux salaires réels, à l’alimentation du Fonds communal de dotation financière, aux dépenses du Fonds d’équipement militaire, aux achats de biens non durables et de services ou encore aux subventions d’exploitation. 

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Si le package budgétaire comporte d’indéniables améliorations, il subsiste divers défis ou insuffisances auxquels il importe de remédier. Le brouillard ambiant ne peut justifier l’inaction, bien au contraire. C’est précisément lorsque les points d’ancrage commencent à faire défaut qu’il convient d’aménager de solides balises vers le long terme.

Le texte intégral de l'avis budgétaire de la Chambre de Commerce est disponible sur son site Internet www.cc.lu.