Il y a cinq ans, Paul Wesner, ancien pilote reconverti, s’est trouvé une passion pour le brassage de la bière dans la cave de sa maison. Fondée en 2016, sa micro-brasserie a investi dès le mois d’avril 2017 le bâtiment classé de la gare de Bech située sur l’ancienne ligne de chemin de fer dénommée Charly qui reliait Luxembourg à Echternach de 1904 à 1954. Aujourd’hui, le trentenaire prépare également l’ouverture d’un restaurant et caresse le projet de réunir sous un même toit la brasserie, le restaurant et un hôtel.
Devenir brasseur après avoir été pilote, c’est quelque peu surprenant, non ?
Oui, cela peut paraitre étonnant, en effet ! Je suis pilote de formation, mais je viens d'une famille de viticulteurs et j’ai grandi au milieu des vignes et des fûts. Mon père est co-propriétaire du domaine Alice Hartmann, et mon frère a repris la gestion du domaine. Comme toute ma famille, j’ai toujours apprécié le vin et ne buvais jamais de bière. Dans le cadre de mes études en Autriche pour devenir pilote, j’ai appris à apprécier le goût de la bière. J’ai commencé à faire mes premiers fûts de bière dans ma cave et mes amis ont dû tester les premiers breuvages élaborés. Tous n’avaient pas les résultats escomptés… Si certains étaient réussis, d’autres ont réservé quelques surprises plus ou moins agréables. Après plusieurs essais qui ont abouti à des résultats probants, quelques amis ont commencé à me commander des fûts de bière pour des fêtes d’anniversaire. Un soir, après une dégustation de bière avec mon père, nous nous sommes dit que nous pourrions peut-être lancer une brasserie au sein de la famille. L’idée est partie de cet échange et peu de temps après, j’ai présenté ma démission à Luxaviation et je me suis lancé.
Quelle est la particularité de votre bière et comment se distingue-t-elle des autres bières, assez nombreuses au Luxembourg ?
Notre bière EB Hellen (hell signifie « clair » en allemand, ndlr) est la première bière brassée par la brasserie d’Echternach. C’est une bière de basse fermentation - autour de 10° à 15°C - dans le style traditionnel bavarois. Elle arbore un trouble naturel et propose un profil rafraîchissant axé sur des notes céréalières, de malt et de pain frais. Elle est moins houblonnée que les bières du nord et donc, moins amère. Le houblon est d’excellente qualité et est importé de Bavière, en Allemagne. La Bavière est l’une des plus grandes régions de production de houblon au monde. Autre facteur particulièrement important pour le brassage d’une bière : la qualité de l'eau ! La bière est constituée à plus de 90% d'eau. La pureté et la qualité de l'eau qui entre dans la fabrication de la bière sont donc déterminantes, non seulement pour sa clarté mais aussi pour son goût. L’eau de source de Bech offre une qualité exceptionnelle. Notre bière est conforme à la Reinheitsgebot (ou en français « décret de pureté de la bière », ndlr) née en 1516 en Allemagne. Cette loi avait pour but de limiter le nombre d'ingrédients autorisés pour la fabrication de la bière en Bavière. Les seuls ingrédients pouvant intervenir dans la composition de la bière étant l'orge, le houblon et l'eau. A l'époque, la levure n’était pas encore connue. La simplicité de la bière EB en fait aussi sa sophistication.
Pourquoi avoir créé votre société à Bech plutôt qu’à Echternach, comme le nom de votre brasserie l’indique ?
Mes grands-parents sont originaires de Bech et dans mon enfance, je jouais souvent ici. J’avais d’ailleurs l’intention d’installer ma micro-brasserie dans leur verger. Mais lorsque la commune de Bech a entendu parler de ce projet, elle a manifesté un grand intérêt et a mis à ma disposition les locaux de l’ancienne Charlys gare à Bech. Le logo de la Echternacher Brauerei représente l’aigle noir du Canton d’Echternach entouré de fleurs de houblon. Il fait référence à la ville d’Echternach et à son abbaye, réputée pour sa bière. Il y a environ 200 ans, la ville d’Echternach comptait un grand nombre de brasseries et micro-brasseries, soit 37 en tout ! Les initiales EB sont simples à mémoriser et à l’image des grandes maisons. Installé à Bech, je fais revivre Echternach et sa tradition brassicole à travers la marque de ma bière.
Quel est le niveau de financement requis pour mettre sur pied une micro-brasserie et quels sont vos objectifs en matière de production ?
Il faut compter entre 300.000 et 400.000 euros pour l’achat des cuves et du matériel de production. Nous voulons garder une production artisanale et nous misons plutôt sur une qualité élevée. Il n'y aura que trois types de bières : deux bières de saison - une légère en été et une brune en hiver - et une bière de tradition bavaroise et d’Europe du Sud, la EB Hellen, disponible toute l'année. Je suis aidé par mon père qui est également mon associé, et nous travaillons avec un maître brasseur qualifié. Nous sommes en possession d’un outil de production qui nous permet d’avoir une grande maîtrise de la qualité et de la variété gustative.
Quelles sont les qualités d’un bon brasseur selon vous ?
En premier lieu, il faut être passionné. Une bonne bière ne peut se faire sans passion. La rigueur, l’organisation et la précision sont de mise pour l’élaboration d’une bière de qualité. Les règles d’hygiène sont très strictes. Contrairement au secteur viticole, le secteur brassicole n’est pas dépendant de la qualité des récoltes. Il n’y a pas de mauvaises années pour le malt ou le houblon, comme il peut y en avoir pour le vin. Si la récolte est mauvaise, la production est moindre et les prix montent, mais la qualité de la bière reste la même.
Vous venez d’acquérir un restaurant à quelques minutes de la brasserie. Cette récente acquisition intervient alors que la micro-brasserie est à peine sur les rails ? Comment menez-vous de front ces deux projets ?
J’ai repris l’hôtel-restaurant Le Moulin de Consdorf. J’envisage de réaménager entièrement le bâtiment en créant 25 chambres d’hôtel d’ici trois ans. A terme, je souhaite rassembler sur un même site, la brasserie, l’hôtel et le restaurant pour faire vivre une expérience unique aux visiteurs. Le site est un endroit idyllique et pittoresque, situé au coeur du Müllerthal, la Petite Suisse luxembourgeoise. L’idée du projet est de faire revivre la fonction sociale d’un débit de boissons, avec des Stammtische (en français, « table des habitués », ndlr) pour devenir un lieu de rencontre, comme ceux que l’on retrouve en Alsace, en Allemagne, en Autriche ou en Suisse allemande. Le bouche à oreille fonctionne plutôt bien et la clientèle se stabilise progressivement.
Comment avez-vous géré la crise sanitaire alors que vous êtes en pleine phase de développement ?
Nous avons perdu plus de 50% de notre clientèle, et l’événementiel a été durement touché. Nous avons pu bénéficier des mesures de chômage partiel, mais nous avons également dû nous adapter aux circonstances. L’entreprise à peine créée, nous avons dû nous réinventer pour faire face à la pandémie. Nous avons renforcé nos liens avec les producteurs. La crise a été l’occasion d’accroître notre clientèle particulière en lui proposant un service de livraison.
Comment organisez-vous la distribution de la bière EB et comment comptez-vous gagner des parts de marché ?
Nous distribuons actuellement notre bière au restaurant du Moulin de Consdorf, bien entendu, puis dans la commune de Bech et dans quelques points de vente, comme Ruppert, dépositaire et distributeur de boissons. Nous sommes plein d’ambition, mais le marché de la bière manque encore d’ouverture au Luxembourg. Malgré un marché libéralisé partout ailleurs en Europe, le Grand-Duché réglemente la législation du cabaretage, c’est-à-dire tout ce qui touche aux bars, cafés et débits de boissons alcoolisées. A l’origine une première loi datant du début du siècle dernier visait à lutter contre l’alcoolisme, devenu un problème de santé publique. Au fil des années, cette loi a perdu de sa substance, mais le pays contingente toujours l’activité des débits de boissons alcoolisées. Le vin n’est pas concerné par cette législation qui touche essentiellement le secteur brassicole. Les grandes brasseries nationales ont un certain intérêt à ce que cet ancien système soit maintenu au Grand-Duché. Elles sont propriétaires de nombreux locaux et détiennent bon nombre de licences qui depuis, se monnaient comme des titres en bourse. Ces « privilèges de cabaretage » et autres « licences volantes » (une licence dite « volante » peut être transférée à tout moment d'un local à un autre local d’une même commune, tandis que le privilège de cabaretage ne peut être transféré dans un autre local, ndlr) ont pris de la valeur et sont devenues quasiment inaccessibles aux petits commerçants. Les grandes brasseries nationales sont libres d’imposer leurs conditions aux exploitants de débits de boissons. Sans compter la liste exclusive des boissons que le débitant se doit de servir à ses clients. Bien souvent, les consommateurs n’ont pas d’autre choix que de boire une bière qui ne leur plait pas forcément. Nous souhaitons pouvoir nous développer dans un cadre réglementaire équitable et propice à l’emploi, dans lequel les clients seraient libres de consommer ce qui leur plaît. La profession doit être libéralisée avec les contrôles qui s’imposent.
Avez-vous vécu une expérience ratée dont vous pouvez nous parler ?
Il y a un an, nous avons eu une commande de plusieurs fûts de bière dans le cadre d’une remise de prix. La consistance de la bière ne convenait pas, elle générait trop de mousse et ce problème m’a empêché de dormir toute la nuit. Le jour venu, nous avons dû servir un public nombreux. La bière moussait toujours beaucoup trop… Heureusement pour nous, nous nous trouvions derrière un comptoir, à l’abri des regards. Derrière le comptoir, c’était une autre histoire. Nous étions dans un bain
moussant… Finalement, nous avons pu servir tout le monde avec le double de fûts par rapport à ce qui avait été prévu.
Vous est-il déjà arrivé de regretter vos anciennes fonctions en tant que pilote de ligne ?
Je n’ai jamais eu de regrets, même si parfois je me dis que je n’ai pas choisi la simplicité ! Je ne m’ennuie jamais et c’est l’essentiel. Je me souviens des paroles d’un ami entrepreneur qui sont restées à jamais gravées dans ma mémoire : « Tu vas connaître la peur et elle va devenir ta meilleure amie ». C’est un peu ce que je vis aujourd’hui et c’est aussi ce qui met du piment dans ma vie.
Un conseil, une recommandation d’entrepreneur à entrepreneur ?
Il faut être patient et savoir compter sur soi-même. Chaque défaite est une nouvelle expérience qui permet d’avancer. Il faut aussi profiter de la vie. J’espère pouvoir faire une fête d’ici quelques années, quand la brasserie, le restaurant et l’hôtel seront réunis sur un même site et que la crise du coronavirus sera loin derrière nous.
Plus d'informations sur Facebook sous :
- Echternacher Brauerei (brasserie EB; Becher Gare, 6230 Bech)
- Konsdreffer Millen (restaurant Le Moulin de Consdorf ; 2, rue du Moulin, 6211 Consdorf)
TEXTE Marie-Hélène Trouillez - PHOTOS Matthieu Freund-Priacel / Primatt Photography