Carine Cardoni a fondé EmoSkills, une startup qui entend participer à la transformation positive de la société en promouvant le développement des compétences et des comportements socioémotionnels et relationnels auprès des entreprises et des professionnels de l’enfance. Depuis peu, EmoSkills est devenue partenaire exclusif de Gamelearn, le leader mondial du game-based learning ou gamification, pour le Luxembourg et le Grand Est. Cette nouvelle forme d’apprentissage par le jeu se développe dans le monde de la formation en entreprise et tout laisse à penser que son utilisation continuera à augmenter dans les années à venir.
Après deux décennies en banque, vous avez franchi le pas pour créer votre société en novembre 2019 dans un secteur professionnel très différent. Pouvez-vous nous faire part de vos motivations ?
J’ai fait carrière dans une grande banque de la place, en tant que gestionnaire de projets, responsable d’équipes dans divers secteurs d’activités pour finir Chief Operating Officer (COO) de la Compliance. Puis, suite à des changements internes et des différends avec certains responsables de la banque, j’ai décidé de quitter le secteur bancaire pour me réorienter dans un domaine plus en phase avec mes valeurs.
En marge de mes fonctions professionnelles, je m’étais formée à diverses pédagogies et méthodes en relation avec l’enfant. Notamment, la Discipline Positive, une approche qui propose aux parents, aux enseignants et aux éducateurs un ensemble d’outils et une méthode ni permissive, ni punitive, qui permet de développer chez l’enfant l’auto-discipline, le sens des responsabilités, l’autonomie, l’envie d’apprendre, le respect mutuel et d’autres qualités essentielles. Je me suis également formée à des méthodes de communication telle que la « communication non violente », une méthode visant à créer entre les êtres humains des relations fondées sur l’empathie, la compassion, la coopération harmonieuse et le respect de soi et des autres. Par ailleurs, j’ai suivi des formations en gestion émotionnelle, en neurosciences et je me suis intéressée au burn-out parental, un sujet qui touche de plus en plus de parents et qui demeure tabou dans notre société. Je suis diplômée certifiée en psychologie positive et toutes ces formations ont contribué à renforcer ma complicité avec mes enfants et à améliorer mes relations avec les autres. J’ai compris qu’il fallait porter un autre regard sur l’éducation de nos enfants, afin que les adultes de demain soient empreints de bienveillance, de collaboration, de tolérance. Cela passe en grande partie par l’empathie, la bienveillance et la régulation émotionnelle. Ces formations ont indubitablement réveillé l’esprit d’entreprise qui sommeillait en moi. Malgré des responsabilités importantes au sein de la banque, j’ai souvent eu la sensation de me heurter à un plafond de verre et que mes capacités n’étaient pas pleinement utilisées. Cette opportunité de changement professionnel a constitué un facteur de motivation supplémentaire. J’ai décidé de suivre le programme Go Digital de la Chambre de Commerce qui a été l’élément déclencheur de mon projet d'entreprise. Je me suis ensuite adressée à nyuko, un challengeur d'idées soutenu par la Chambre de Commerce, visant à soutenir les entrepreneurs en phase de pré-création d'entreprise. Dans un premier temps, j’ai pensé donner des conférences et des formations en lien avec les enfants, puis l’idée de développer une autre branche de développement personnel pour adultes a fait son chemin et c’est ainsi que j’ai lancé EmoSkills. Enfin, j’ai eu la chance de rencontrer Emilie Kayser, la fondatrice du réseau CréActives, une association qui regroupe et fédère des femmes porteuses de projet ou chef d’entreprise. Grâce à Emilie, j’ai rencontré des femmes courageuses et déterminées qui m’ont transmis leur enthousiasme et leur motivation, et m’ont apporté de belles opportunités professionnelles.
Comment avez-vous démarré votre activité en pleine pandémie ?
La tâche n’a pas été simple, effectivement. Quelques mois après la création de ma société, la pandémie du coronavirus éclatait. Juste avant le confinement, j’ai eu l’opportunité de recruter des stagiaires qui m’ont aidée à créer des outils de promotion digitaux et d’autres, plus traditionnels. Je me suis très rapidement entourée de formateurs de qualité et coachs certifiés ayant une grande expérience en développement personnel ou dans la relation à l’enfant. Ils m’ont aidée à créer des formations et des programmes d’accompagnements adaptés à mes audiences.
Avec la pandémie et la montée du e-learning, j’ai eu plusieurs opportunités auprès d’entreprises pour organiser des webinaires en lien avec le contexte sanitaire. J’ai également eu la chance d’intégrer l’Institut de Formations de l’Education nationale (IFEN) pour lequel nous dispensons un grand nombre de formations pour le corps enseignant. De nombreuses crèches, foyers et maisons relais nous ont sollicités pour dispenser des formations pour leurs éducateurs et auprès de parents demandeurs. Par ailleurs, lors d’un échange avec un client, ce dernier m’a parlé de formations gamifiées. Après quelques recherches, j’ai constaté que la société experte en la matière, Gamelearn, proposait des serious games en soft skills de grande qualité. J’ai alors eu l’idée de m’associer à ce leader mondial du game-based learning pour mettre en place du blended learning.
Aujourd’hui, quand on travaille dans la formation, on parle de « gamification » ou de ludification, en français. Mais que signifient réellement ces termes ?
La « gamification » permet d’augmenter la motivation et l’engagement des employés envers la formation. Grâce à l’utilisation des mécanismes du jeu vidéo, les apprenants s’immergent complètement dans leur formation et vont ainsi plus facilement jusqu’au bout, tout en s’amusant. Traverser les épreuves présentées par le serious game est une aventure ludique, amplifiée par l'introduction de procédés d'auto-évaluation motivant pour les salariés. Le gain ou la perte de points, les concours ou les défis renforcent l'implication du joueur dans le jeu, concourt à la création de sens (l’envie de se perfectionner, d’être le meilleur, de monter en niveau de compétence…) et participe à la création d’émotions.
En complément des serious games, j’ai développé une méthode d’apprentissage permettant de s’assurer que les compétences acquises lors du jeu sont accompagnées par une expertise humaine (blended learning). En fonction des résultats et des besoins de l’entreprise, et grâce à des questionnaires adaptés aux parcours de compétences de chaque collaborateur, nous suivons l’évolution des acquisitions de chaque apprenant, pour ensuite adapter le programme en présentiel pour une efficacité accrue. Il s’agit donc de formations innovantes qui mêlent cours en présentiel ou à distance et outils issus de l'enseignement en e-learning. Cette combinaison permet aux apprenants de suivre leur formation au rythme de leur progression, tout en interagissant avec un ou plusieurs formateurs ou coachs spécialisés pour bénéficier de leur expertise. L’équipe de formation de l’entreprise et les managers peuvent également suivre les progrès de leurs salariés grâce à un Learning Management System (LMS) créé par Gamelearn.
D’après une étude du cabinet Deloitte, le taux d’abandon en e-learning traditionnel représente 70 à 75%. En comparaison, le taux de finalisation des formations de Gamelearn se situe autour de 94%. De plus, 97% des apprenants estiment pouvoir appliquer concrètement ce qu’ils ont appris et le taux de recommandation est de 93% !
Les entreprises découvrent que leurs collaborateurs sont attirés et séduits par les serious games et la liste de ces entreprises s'allonge tous les jours. Aux Etats-Unis, 70% des entreprises « gamifient » les parcours de formation. Ces formations ludiques leur permettent de réaliser la quasi-totalité des apprentissages voulus. Le serious game a une ingénierie pédagogique performante : il promeut unapprentissage en s'appuyant sur l'impact des émotions suscitées par les épreuves du jeu.
Les émotions ont-elles leur place en entreprise ?
Les compétences émotionnelles et relationnelles sont importantes, mais elles n’ont malheureusement pas la place qu’elles devraient avoir au sein de l’entreprise. Or 90% de notre journée est faite d’émotions. Elles jouent sur notre bien-être, notre santé, notre performance au travail et ont un impact direct sur nos relations. Il serait bon que les entreprises s’assurent que leurs employés ou futurs employés soient en mesure de s’adapter à un environnement complexe et en mouvance permanente. La pandémie mondiale qui sévit depuis mars 2020 a renforcé le climat d’incertitude. Nous aidons les collaborateurset les managers à évoluer sereinement dans cet environnement qui demande une agilité extrême, de grandes facultés d’adaptation et une bonne dose d’intelligence émotionnelle. La plupart des personnes ont peu de compétences en matière de « savoir-être », à savoir, une bonne estime de soi, une capacité à gérer ses émotions, ou encore, à prendre des décisions sous la pression ou à communiquer de façon bienveillante.
À travers nos formations et ateliers et grâce à l’expertise d’une équipe formée et passionnée par l’humain, nous offrons les moyens pédagogiques permettant aux apprenants d'acquérir les savoirs comportementaux spécifiques qui permettent à un acteur social de s'adapter à des situations variées, en ajustant ses comportements en fonction des caractéristiques de l'environnement, des enjeux de la situation et de ses interlocuteurs.
Le savoir-être ou soft skills en anglais représente une véritable valeur ajoutée dans la gestion de situations complexes et dans la conduite du changement. Nos serious games seront bientôt référencés dans le catalogue de formations des Centres de Compétences Génie technique du Bâtiment et Parachèvement. Il devient évident que dans tous les secteurs, la performance découle de relations humaines satisfaisantes. Tout ceci devrait se travailler dès le plus jeune âge. C’est le combat que je mène au sein d’EmoSkills pour promouvoir une société plus apaisée et tolérante. Le système éducatif doit intégrer des modules de compétences émotionnelles, afin de permettre aux enfants d’aujourd’hui d’être les adultes flexibles, bienveillants et bons communicants de demain. Le ministère de l’Education nationale, de l’Enfance et de la Jeunesse en est bien conscient et met en place des actions allant dans ce sens, mais il faut aller plus vite et plus loin.
Doit-on « gamifier » toutes les formations ?
On peut tout « gamifier », mais il y a des limites. ‘ L’être humain est un animal social’, disait Aristote. La « gamification » se présente comme un levier pour encourager la participation, intégrer plus facilement de nouvelles notions. Le jeu entraîne la production de dopamine dans le cerveau, ce qui renforce notre désir de jouer et améliore notre mémoire. En jouant et en étant acteur d’un scénario, nous retenons plus facilement qu’en écoutant des explications de façon passive. Mais il convient ensuite d’approfondir grâce à l’expertise de spécialistes pour travailler sur les compétences psycho-sociales et comportementales.
La crise sanitaire a été vectrice de la création de la Fédération des Centres de formation privés agréés. Quelle est la mission de cette fédération ?
Je suis membre fondateur de cette fédération qui a été créée en septembre 2020 en partenariat avec la Confédération luxembourgeoise du commerce (clc). Il s’agissait de se fédérer pour pouvoir se faire entendre par les pouvoirs publics durant la crise Covid-19 par rapport aux aides possibles de l’Etat.Aujourd’hui, l’objectif est de défendre les intérêts de nos membres auprès des pouvoirs publics et des institutions. Nous comptons actuellement une trentaine de membres. Nous venons de finaliser la charte de déontologie et allons définir une charte de qualité.
Vous faites également partie de la Gesondheetsteam qui dépend de la Reconomy ? Pouvez-vous nous en dire davantage ?
La Gesondheetsteam est une association de professionnels du bien-être. Nous avons créé cette association au sein de la REconomy Luxembourg qui promet de penser autrement l’économie pour qu'elle devienne une économie réelle basée sur les besoins des communautés, la solidarité, les circuits locaux, la résilience et le respect de l’environnement. Nous avons créé des packs de bien-être (formation, yoga, accompagnement, naturopathie, etc.) que nous souhaitons proposer aux communes du Luxembourg, afin d’aider leurs administrés à se sentir mieux et à retrouver un peu d’apaisement après cette période difficile que nous venons de vivre.
Cette année, vous avez obtenu le label « Made in Luxembourg » de la Chambre de Commerce. Que vous apporte-t-il ?
Ce label est une reconnaissance de ce que le Luxembourg m’a apporté depuis plus de 20 ans, en tant que frontalière française ayant toujours travaillé au Grand-Duché. Même si j’ambitionne de me développer en Grande Région, mon objectif est de rayonner à partir et pour le Luxembourg, et de développer l’entreprise grâce à des partenariats au niveau national.
Qu’est-ce qui vous motive le matin, quand vous vous levez ?
J’ai le sentiment d’être utile aux autres et d’oeuvrer pour replacer l’être humain au coeur des préoccupations dans une société toujours plus oppressante. En marge des formations et de l’accompagnement en entreprise, j’ai d’autres projets en tête, notamment en matière de développement des compétences émotionnelles et de l’utilisation de pédagogies alternatives en milieu scolaire. Je souhaite proposer au ministère de l'Éducation nationale, de l'Enfance et de la Jeunesse, et plus particulièrement au Centre psycho-social et d'accompagnement scolaires (CePAS), des capsules de formations à travers du story telling en utilisant des contextes scolaires réels, afin de donner des clefs concrètes aux enseignants pour retrouver davantage de sérénité et de plaisir avec leurs élèves. L’expertise des formateurs d’EmoSkills peut être mise à profit des services en charge de la formation pédagogique des enseignants, et intégrer des modules comme la pleine conscience, la discipline positive, la gestion mentale qui permet de mieux apprendre, la gestion des émotions ou encore la communication non violente.
TEXTE Marie-Hélène Trouillez - PHOTOS Matthieu Freund-Priacel/ Primatt Photography