La société Berl fête en 2022 plus d’un anniversaire. Cela fait en effet 150 ans qu’elle s’est installée au Luxembourg et 20 ans qu’elle a pris ses quartiers dans son siège social actuel de Contern. La société, aujourd’hui spécialisée dans les travaux de tôlerie fine, a une longue histoire derrière elle, jalonnée d’évolutions, de décisions et aussi parfois de crises en fonction des aléas de la conjoncture. Son dirigeant actuel est Jacques Herz, arrière-petit-fils d’Hermann Herz, comptable de la société ayant épousé la fille du directeur en 1892 et ayant fondé la société A. Berl & Cie, avec son beau-père, en 1902. Décidément les années en «2» semblent porter chance à l’entreprise.
L’histoire de l’entreprise est très longue et elle commence bizarrement à Paris, pouvez-vous nous expliquer cela?
Le fondateur de la société, Achille Berl est né en 1829 à Merzig en Sarre, non loin du Luxembourg. Dans les années 1850, il émigre à Paris pour aller travailler dans l’usine d’un oncle, puis il y créé sa propre société, une fabrique de lits en métal, en 1858, à 29 ans. Quelques années plus tard il fonde une unité de production à Clervaux (Aube- France), à 230 km à l’est de Paris. Et en 1872, il envoie le directeur de cette unité, Mayer Jonas, qui est aussi vraisemblablement un homme de confiance et un ami, né à Merzig comme lui, avec son neveu Mathias Berl, installer une filiale à Luxembourg. On suppose que l’opportunité offerte par le démantèlement de la forteresse et la mise en location à prix abordable, par le gouvernement luxembourgeois, de locaux industriels aménagés dans les anciennes casernes abandonnées, est à l’origine de cet intérêt soudain pour le petit pays voisin. Probablement aussi le fait que le Grand-Duché soit membre de l’Union douanière germanique (Zollverein) aura influencé cette décision. Il ne lui aura pas échappé que la matière première (acier et fonte) était disponible sur place et le marché local en pleine expansion, notamment grâce à un boum de la construction (déjà!) et à un grand besoin en équipements divers, notamment en mobilier. C’est peu après que mon arrière-grand-père, comptable, entre dans l’histoire de la société en épousant la fille unique de Mayer Jonas. L’histoire aurait pu s’arrêter au cours de la Seconde Guerre mondiale, quand mon grand-père a été contraint de s’exiler aux États-Unis. Mais celui-ci est revenu en 1945 au Luxembourg et a repris la gestion de son entreprise. Il est malheureusement décédé prématurément, un an seulement après son retour, alors que mon père était à peine adolescent. L’entreprise a pu rester dans la famille grâce au dévouement du directeur comptable de l’époque, qui a assuré l’intérim de 1946 à 1958, en attendant que mon père ait l’âge de prendre les rênes à son tour. Pour ma part, je suis entré à la direction de l’entreprise en 1993.
Quelle est exactement l’activité de la société aujourd’hui ?
Pendant une longue période, la société s’est concentrée sur la fabrication de lits et de sommiers. Ce n’est plus notre coeur de métier aujourd’hui mais nous continuons à recevoir des commandes dans ce domaine. Dans les années 1960-70, Berl a fabriqué beaucoup de lits superposés et d’armoires-vestiaires pour l’Armée luxembourgeoise. Nous avons également honoré une importante commande de l’administration pénitentiaire pour la prison de Schrassig lors de son ouverture. Nous continuons à servir l’armée et nous équipons des centres d’accueil, et actuellement des foyers pour refugiés. Aujourd’hui, notre activité se partage en deux segments, la fabrication et le négoce. Nous avons ajouté cette dernière activité à la fin des années 1950 pour le mobilier de bureaux et de collectivités, les coffres-forts et les rayonnages. Nous la conservons aujourd’hui pour certaines commandes spéciales, si les produits sont déjà fabriqués par d’autres et qu’il ne serait pas rentable de les fabriquer nous-mêmes. Cela représente moins de 10% de notre chiffre d’affaires. Notre activité phare est la fabrication, qui se répartit elle-même en deux segments à peu près équivalents, la sous-traitance industrielle et la fabrication sur mesure. La sous-traitance industrielle consiste en des travaux de tôlerie (tôles et tubes en acier, inox et aluminium, découpe laser, poinçonnage, pliage, cisaillage, peinture…), soit la fabrication de pièces métalliques que d’autres entreprises intègrent dans leur propre processus de production, surtout dans la construction et l’industrie. Ce peut être des aménageurs de cuisines professionnelles, des ascensoristes, des électriciens, des chauffagistes, des fabricants de fenêtres, etc. La partie fabrication sur mesure consiste à concevoir et fabriquer du mobilier ou des éléments architecturaux en produits finis, comme des colonnes Morris, des boites aux lettres, des bancs… Pour cela, nous avons notre propre bureau d’étude avec une équipe de dessinateurs techniques, ou nous travaillons avec des architectes sur des projets d’urbanisme. Il nous arrive exceptionnellement de servir une clientèle de particuliers, mais cela reste marginal.
Cela fait 20 ans que vous êtes installés à Contern, est-ce que vous allez pouvoir y faire votre développement des 20 prochaines années?
Dans la situation actuelle, j’espère que oui car la relocalisation d’une entreprise est une opération très compliquée et de longue haleine. Dès que je suis arrivé dans l’entreprise en 1993, ce déménagement était un de mes objectifs. Nous ne pouvions pas rester à Cessange car nos locaux n’étaient plus tout à fait conformes aux exigences de l’époque. Cela aurait été bien trop couteux et compliqué de les mettre aux nouvelles normes et on nous aurait probablement interdit certains développements incompatibles avec la proximité d’une zone résidentielle. Peut-être n’existerions-nous plus à l’heure actuelle si nous n’avions pas pris cette décision de quitter la ville. Mais cela n’a pas été facile car la bulle internet a éclaté au début des années 2000 causant une crise et un krach boursier. Nos débuts sur le nouveau site ont donc été très difficiles car nous nous sommes retrouvés dans un creux d’activité. Cette crise-là a été parmi les plus sévères pour nous. C’était la seule fois de notre histoire d’après-guerre où nous avons été contraints de licencier deux personnes pour raisons économiques. À l’époque, il n’a donc pas été possible de célébrer la nouvelle installation. C’est pourquoi, en 2008, au moment de fêter les 150 ans de l’entreprise, nous avons voulu marquer le coup pour le personnel, les clients et les fournisseurs. Nous avons même eu l’honneur d’être reçus en audience par le Grand-Duc car les entreprises d’une telle longévité sont très rares au Luxembourg.
En ce moment il y a des difficultés liées au coût et à la disponibilité de certaines matières premières. Comment cela vous affecte-t-il ?
Cela a commencé avec la Covid et continue de plus belle avec la crise ukrainienne. La flambée des prix de l’électricité et du gaz nous affecte car la peinture, la soudure et la découpe laser notamment sont des activités consommatrices d’énergie. L’augmentation du prix des matières premières - l’inox a plus que doublé et l’aluminium enregistre de très fortes hausses également- est un réel souci car dans notre activité, il n’est pas rare de faire des devis plusieurs mois à l’avance. Aujourd’hui, la validité de nos offres doit être limitée à 48 heures seulement. Nous nous réservons le droit d’ajuster nos devis tant que les commandes ne sont pas dûment confirmées. Dès la signature en revanche, nous commandons la matière immédiatement pour en bloquer le prix d’achat et nous la stockons ou nous demandons au fournisseur de la stocker jusqu’à son utilisation.
Les choses se compliquent lorsque nous devons compléter des données dans des cahiers des charges. Heureusement, nous travaillons beaucoup pour l’industrie. Les entreprises clientes comprennent mieux la situation car elles subissent le même phénomène. Parfois, les clients tentent leur chance ailleurs puis reviennent vers nous et il faut à nouveau vérifier les prix. Nous actualisons nos devis en permanence pour ne pas perdre de l’argent. Cela fait plus de travail car nous refaisons plusieurs fois les cotations. Nous sommes encore plus attentifs qu’avant à la solvabilité des clients, notamment ceux que nous ne connaissons pas encore, car il n’est pas souhaitable qu’à l’issue de ce surplus de travail, nous soyons face à des problèmes de recouvrement. Dans ce contexte volatile, nous sommes obligés de prendre des garanties. Nous envisageons d’ailleurs d’adapter nos conditions générales de vente pour systématiser le versement d’un acompte important à la commande, surtout pour couvrir les frais d’acquisition des matières premières, et aussi minimiser les risques.
Quelles sont les autres difficultés de votre métier ?
Trouver du personnel qualifié devient très difficile. Nous faisons attention au temps de trajet des personnes embauchées car si celui-ci est trop long, nos salariés se fatiguent et risquent de se démotiver après quelques temps. Sans compter les personnes qui partent pour aller dans le public ou le paraétatique. Nous sommes très contents quand nous pouvons embaucher des gens qui n’habitent pas trop loin d’ici. Peu importe la nationalité ou le parcours. Ce qui compte le plus est qu’ils soient impliqués, volontaires et motivés. Une autre de nos difficultés est la réponse à des soumissions publiques. Il nous arrive souvent d’être interrogés pour des types de travaux que nous n’avons pas encore faits, mais que nous sommes capables de faire et de nous voir préférer des entreprises étrangères pouvant se prévaloir d’expériences passées correspondant exactement à ce qui est recherché. Nous avons parfois l’impression que moins d’efforts sont faits pour encourager les entreprises locales à se développer que pour attirer des entreprises étrangères sur le sol luxembourgeois. Peut-être est-ce dû à une méconnaissance du terrain entrepreneurial.
Quels sont les facteurs clés de votre succès?
Je pense sincèrement que notre plus gros atout réside dans le sérieux de nos équipes qualifiées et motivées. Celles-ci sont très stables et je crois pouvoir dire que c’est en partie le résultat de notre politique RH très humaine et familiale. Nos salariés apprécient l’ambiance générale, notre attention à chacun et notre compréhension des étapes de vie, plus ou moins heureuses qu’ils traversent. Nous sommes conscients de notre rôle social et souhaitons rester une société humaine avec une orientation humaniste. Nous avons réussi à instaurer une confiance mutuelle. Ensuite, nous offrons une vaste gamme de produits et nous l’accompagnons de tous les services nécessaires, de la conception à la pose ou mise en place, en passant par la fabrication, la peinture etc. C’est un énorme avantage pour les clients de pouvoir s’adresser à un fournisseur unique pour toutes ces étapes. Notre service est parfois un peu plus cher mais nos clients apprécient énormément les économies qu’ils font sur les délais et les aspects logistiques.
Évidemment ces deux facteurs de succès sont complètement liés à un troisième, notre flexibilité, notre rapidité et notre disponibilité. C’est d’autant plus appréciable quand il s’agit d’effectuer une réparation qui ne peut pas attendre, par exemple sur un ascenseur. Enfin, je citerais comme dernier atout, la vision à moyen et long terme ainsi que la gestion prudente propres aux sociétés familiales. Les bonnes années, nous constituons des réserves en prévision des années plus difficiles. Notre long passé est une force qui nous confère stabilité et solidité, même si la vie d’une société n’est jamais un long fleuve tranquille.
En parlant d’avenir et de société familiale, est ce que la relève par la prochaine génération est assurée chez Berl?
Mon fils aîné a un BTS de dessinateur technique sur métal qui le prépare donc assez bien à nous rejoindre. Mais il est aussi très impliqué dans d’autres domaines très différents. Il est pompier volontaire. Je ne souhaite pas lui mettre de pression pour influencer ses choix. Il n’y a pas d’urgence. Le métier de chef d’entreprise est très prenant et multi-casquettes. Il faut le faire par passion. J’en connais qui ont rejoint une entreprise familiale car ils s’y sont sentis obligés ou se sont juste dit «pourquoi pas», sans réelle motivation et ce n'est pas souhaitable.
Quelles sont vos perspectives d’avenir?
Nous avons fait le choix de continuer à nous développer et à embaucher. En effet, nous nous sommes dotés de nouvelles machines de pointe comme une plieuse et un centre de découpe laser, qui représentent des investissements lourds qu’il faut maintenant rentabiliser. Nous allons donc miser sur le développement de la sous-traitance industrielle. Par ailleurs, l’augmentation des salaires dûe aux tranches indiciaires accroît non seulement notre masse salariale, mais aussi le coût des contrats externalisés, comme l’entretien et la maintenance par exemple. J’ai une compréhension sociale du mécanisme de l’index, mais il faut reconnaître que d’un point de vue économique, cela n’est pas toujours facile et que cela nous contraint à un développement continu pour compenser les coûts supplémentaires. C’est donc une sorte de course en avant perpétuelle.
Parlons maintenant de votre participation à la semaine Made in Luxembourg à l’Expo2020 Dubaï. Comment avez-vous été approché? Avez-vous tout de suite accepté?
J’ai reçu un message le 11 mai 2021 de la Chambre de Commerce pour me proposer de participer et j’ai d’abord hésité car le Moyen-Orient n’est pas une zone de prospection pour nous. Puis j’ai réfléchi et j’en ai parlé autour de moi. J’ai conclu que ce n’est pas tant la destination qui compte que la possibilité de nouer des contacts avec des personnes de la Chambre de Commerce et avec les co-exposants. Je connaissais et appréciais le concept des Expositions universelles. J’ai trouvé que c’était un honneur d’avoir été sélectionné pour représenter le label Made in Luxembourg, parmi les 1.600 entreprises qui le détiennent. Je n’ai pas regretté cette décision et me suis aperçu que tous les gens qui ont un rapport quelconque avec le Luxembourg, même infime, sont passés par le Pavillon.
Quelles sont les retombées à ce jour?
Cela nous a permis incontestablement de renforcer notre visibilité et notre notoriété. Comme nous agissons très souvent en tant que sous-traitants, nos travaux ne sont pas toujours visibles ou en tous cas les gens ne savent pas qu’il s’agit de nos réalisations. Pour une fois, nous étions mis en avant et nous nous distinguions des autres exposants car nous opérions tous dans des domaines très spécifiques, sans concurrence. Au contraire, nous avons noué des contacts intéressants entre nous, dont certains pourraient déboucher sur des collaborations à l’avenir. Paradoxalement, Dubaï nous a ainsi permis de rencontrer des partenaires potentiels du marché luxembourgeois. C’est un petit peu comme lorsque nous participons à des missions économiques à l’étranger. C’est bien souvent à l’intérieur de la délégation luxembourgeoise que nous nouons les meilleurs contacts, qui pensent ultérieurement à nous pour des travaux. Par contre, il est indispensable de faire un suivi et des relances car rien ne se concrétise du jour au lendemain. Pour ma part, j’ai saisi cette occasion pour emmener notre responsable technique qui a 25 ans d’ancienneté. Nous n’avions pas encore pu fêter ce cap à cause de la Covid. Ce voyage a été une belle occasion de récompenser son engagement et sa fidélité.
Plus d'informations: https://www.berlux.com/fr/accueil
TEXTE Catherine Moisy - PHOTOS Emmanuel Claudei / Focalize et Berl (09)