Actualité et tendances n°21 : « Pauvreté : de la juste mesure aux mesures appropriées »

Affaires économiques

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De gauche à droite : Marc Wagener, directeur des Affaires économiques; Carlo Thelen, directeur général de la Chambre de Commerce; et Jean-Baptiste Nivet, économiste, ont présenté à la presse le 21e bulletin « Actualité & tendances » consacrée

Contribution de la Chambre de Commerce à l’analyse de la pauvreté au Luxembourg, à sa juste mesure et aux politiques à même de la réduire

Les chiffres de la pauvreté sont depuis quelques années au centre de l’actualité. Au sein d’une économie florissante et où la population est prospère, l’exclusion sociale aurait-elle tant progressé ? Et si oui, comment lutter efficacement contre son développement ? La Chambre de Commerce a souhaité répondre à ces deux questions, dévoilant des visages inattendus de la pauvreté et défendant dans son ensemble un modèle socio-économique luxembourgeois à améliorer.

Maintenir la cohésion sociale et faire bénéficier le plus grand nombre des fruits de la prospérité sont des aspects essentiels du modèle socio-économique luxembourgeois. Ce sont aussi des éléments du modèle de croissance soutenable qui parviendra à maintenir la prospérité économique au service de la population. Cette ambition est partagée par les entreprises, qui sont des acteurs cruciaux dans la lutte contre les exclusions sociales, par les emplois qu’elles créent, leurs contributions fiscales et cotisations qui financent en grande partie les dépenses sociales, leur engagement sur des projets sociétaux et RSE ou leur activité en tant que telle dans certains cas. Les entreprises sont ainsi les acteurs incontournables et les moteurs du développement durable.

La question des inégalités et exclusions sociales est entrée depuis plusieurs années dans le cœur du dialogue social. Ainsi, la Chambre de Commerce se devait d’apporter sa pierre à l’édifice d’une mesure utile de la pauvreté au Luxembourg et de la définition subséquente de politiques publiques pertinentes.

Sujet de débat de plus en plus intense et parfois plus émotionnel que factuel, le développement de la pauvreté, ou plus généralement de l’exclusion sociale, s’analyse en effet bien différemment selon les indicateurs utilisés. L’indicateur le plus couramment employé au Luxembourg, le taux de risque de pauvreté, est en effet en augmentation, pour atteindre 18,7% en 2017, plaçant le pays, où les revenus des plus modestes sont plus élevés qu’ailleurs, dans la moyenne des pays européens. A l’opposé, l’indicateur de privation matérielle et sociale, qui mesure les conditions de vie de la population selon des standards européens, montre une faible présence de la pauvreté au Grand-Duché, 3,9% en 2017 contre 14,2% (estimé) dans l’Union européenne. Le STATEC a récemment calculé un taux de pauvreté croisant des données de revenu, de consommation et de patrimoine financier.  Ce taux s’établit à 5,7% de la population résidente en 2017. Ainsi, selon les indicateurs utilisés, le « positionnement » du Luxembourg dans les classements relatifs à la pauvreté peut très substantiellement varier. Le Grand-Duché est touché par des difficultés particulières en matière d’exclusion sociale. Interrogés pour l’Eurobaromètre, les Luxembourgeois estimaient en 2010 que les causes expliquant le mieux que des personnes soient pauvres au Grand-Duché étaient à 79% le logement,  le niveau des salaires n’intervenant qu’à seulement 17%.

Le Luxembourg est un pays à l’économie particulièrement ouverte, qui est devenu au fil des ans une métropole européenne, attirant et employant une main-d’œuvre hautement qualifiée, avant tout étrangère. Il doit sa réussite et ses spécificités au développement de sa place financière, à l’installation d’entreprises internationales, et à sa croissance économique et démographique. La réussite économique et la compétitivité du Luxembourg ont permis la prospérité et une élévation du niveau de vie pour tous, mais ont pu s’accompagner d’un accroissement des inégalités de revenu. Le difficile équilibre entre attractivité du territoire luxembourgeois et politiques à même de réduire les inégalités interroge sur la bonne prise en compte des indicateurs d’inégalité, dont fait partie le « taux de risque de pauvreté », pour mesurer la pauvreté.

Afin d’objectiver le débat, la Chambre de Commerce a donc entrepris une analyse multidimensionsionelle de l’exclusion sociale au Grand-Duché : revenu, mais aussi conditions de vie, logement, patrimoine, emploi ou encore éducation. Elle a dans le même temps réalisé un panorama des catégories de population les plus concernées par la pauvreté.

Il en ressort que :

  • Le Luxembourg a connu un certain creusement des inégalités de revenu et de patrimoine, mais sans véritable fêlure sociale,
  • Le niveau de vie des ménages modestes est resté relativement stable sur la dernière décennie, à des niveaux bien supérieurs à la moyenne européenne,
  • Le caractère transitoire de la pauvreté est largement sous-évalué, alors que chaque année de nombreuses personnes y entrent ou en sortent et que la persistance d’une situation de pauvreté est faible au Luxembourg. Au cours de la période 2014 -2017, 28% des résidents ont eu un passage par la case « en risque de pauvreté », mais le taux de risque de pauvreté persistante, qui donne une vue sur quatre années, s’élève lui à 10%,
  • L’emploi est de loin le principal rempart contre la pauvreté et l’exclusion sociale et, par ailleurs, un vecteur de cohésion sociale et d’intégration, dans un pays où le salaire minimal dépasse le salaire médian de nos voisins français,
  • Le Luxembourg montre aujourd’hui certaines lacunes quant au rôle fondamental de l’éducation et de la formation, particulièrement sur le plan de l’égalité des chances et de l’inclusion,
  • La situation se détériore fortement pour le logement des pauvres, alors que les coûts du logement pèsent toujours davantage dans leur budget (à plus de 40% de leur revenu pour plus d’un tiers d’entre eux), notamment lorsqu’ils sont locataires.

Force est de constater que la pauvreté a plusieurs visages, dont certains apparaissent prédominants. Les personnes en situation de pauvreté au Luxembourg seraient en premier lieu des enfants dont les parents ont une origine étrangère et un niveau d’éducation faible. Ils vivraient principalement dans une famille monoparentale et/ou nombreuse, habiteraient une des communes moins favorisées du Grand-Duché et pourraient se trouver en difficulté scolaire au sein d’un système d’éducation insuffisamment inclusif. Un autre visage « type » du résident pauvre est celui des adultes seuls, responsables de familles monoparentales, notamment s’ils sont à la recherche d’un emploi ou ont une faible intensité de travail, et plus encore s’ils sont locataires. Trois autres portraits illustrent de plus en plus la pauvreté au Luxembourg : le jeune adulte non inséré sur le marché de l’emploi et qui ne sait pas à quel âge il pourra quitter le foyer familial, le travailleur sénior qui a perdu son emploi et a de grandes difficultés à se réinsérer, et le travailleur indépendant dont l’activité génère un revenu plus faible que s’il était salarié, et qui bénéficie d’une moindre protection sociale. Les entrepreneurs sont en effet plus touchés par le risque de pauvreté (22,4%) que la moyenne de la population (18,7%) ou encore que les salariés (13,2%) et les retraités (9,3%).

Suite à son analyse, la Chambre de Commerce estime que le panorama de la pauvreté met en lumière l’existence de quatre défis majeurs face à l’exclusion sociale, défis auxquels les responsables politiques devront mieux répondre au cours des prochaines années, sous peine d’une remise en cause du modèle social et de la cohésion sociale luxembourgeois.

Comment augmenter le revenu réel des plus modestes ?
La hausse du niveau des salaires ou celle du revenu d’insertion, qui entraîneraient des effets négatifs sur la compétitivité des entreprises et l’incitation au travail, ne sont pas des solutions efficientes. Ce constat est d’autant plus vrai s’agissant du salaire minimum qui peut constituer une barrière à l’emploi des personnes peu qualifiées, les paupérisant davantage. Le Salaire Social Minimum est supérieur au budget de référence jugé nécessaire pour atteindre un niveau de vie « modeste mais adéquat » et a davantage augmenté que le revenu moyen depuis 2006 (+29% contre +25%). En revanche, les mesures efficaces en faveur du revenu réel des ménages les plus modestes seraient davantage basées sur une plus grande sélectivité sociale des différentes aides, une protection plus importante des travailleurs indépendants, une fiscalité et des niveaux de cotisations sociales incitatifs, des dispositifs performants accompagnant le retour en emploi et des politiques limitant l’augmentation du coût de la vie, principalement en matière de logement. Dans son rapport « Semestre Européen 2019 », la Commission européenne met d’ailleurs l’accent sur le manque d’efficience des transferts sociaux pour réduire la pauvreté au Luxembourg, ceci malgré les montants importants alloués aux prestations sociales.

Comment limiter la surcharge des coûts du logement pour les ménages modestes ?
En 2017, 36% des 20% de ménages les plus modestes étaient en situation de surcharge du coût du logement, c’est-à-dire que celui-ci dépassait 40% de leur revenu. Ce pourcentage n’était encore que de 20,1% en 2012. Les prix du logement ont largement augmenté, les ménages modestes étant les plus susceptibles d’en pâtir. Ceci a en grande partie pour cause une hausse importante de la demande, du fait d’une croissance démographique élevée, face à une offre qui ne progresse pas aussi vite et à une gouvernance publique défaillante en matière de logement. Il vaudrait donc mieux agir sur l’offre, plutôt que via un nouveau soutien à la demande, aux effets inflationnistes. Le rythme des constructions devrait être accéléré, notamment celui des logements sociaux.

Comment favoriser l’employabilité pour tous ?
De nouveaux dispositifs en faveur d’un upskilling ou reskilling des travailleurs et des personnes en recherche d’emplois devraient être mis en œuvre, avec un accent important sur la digitalisation. Dans le même temps, l’apprentissage devrait être davantage soutenu et promu, cette voie répondant à bien des besoins en main d’œuvre des entreprises et étant attractive pour de nombreuses personnes. Il s’agirait aussi de réduire les trappes à l’inactivité, en valorisant davantage le travail, le remplacement du revenu minimum garanti (RMG) par le revenu d’inclusion sociale (REVIS) étant insuffisant sur ce point. C’est en agissant à différents niveaux, d’âge, de parcours de formation ou professionnel, de qualification, sur des compétences transversales ou spécifiques à un métier, et sans a priori sur les différentes voies possibles pour s’épanouir dans l’emploi, qu’il sera possible de favoriser l’employabilité, et donc l’emploi pour tous.

Comment rendre le système éducatif luxembourgeois inclusif ?
Les différences de niveau des élèves selon leur origine, une certaine reproductibilité des niveaux d’éducation entre parents et enfants, et la moindre capacité des adultes les moins diplômés à avoir accès à la formation professionnelle continue, montrent les progrès à accomplir en termes d’égalité des chances. Ainsi, le taux de redoublement des élèves socio-économiquement défavorisés, est de 40% contre 13% pour l’ensemble des élèves, et leur présence dans l’Enseignement Secondaire classique est faible : 12% contre 68% pour les élèves socio-économiquement favorisés. Des solutions devraient être trouvées pour que la maîtrise d’une langue particulière ou une orientation parfois précoce ne soient plus autant d’ obstacles insurmontables à la réussite de certains élèves, pour que le système éducatif soutienne les qualités des élèves et ne stigmatise pas autant l’échec, pour que le décrochage scolaire recule, pour que l’impact du milieu socio-économique des élèves sur leur réussite scolaire soit réduit et pour promouvoir une orientation basée sur les talents, et non pas sur les échecs.

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L’Actualité et tendances n°21 soutient une meilleure utilisation des chiffres pour définir ensuite un policy-mix permettant de mieux combattre la pauvreté là où elle est concentrée, et ainsi répondre aux quatre défis identifiés. Les chiffres servent à analyser le phénomène de l’exclusion sociale et à juger de son évolution. Ils sont indispensables à l’établissement de politiques efficaces de lutte contre la pauvreté. Ce sont eux qui permettent d’établir les priorités, de comprendre les problématiques complexes qui mènent à des situations de pauvreté, de déterminer les mesures à prendre ou encore d’évaluer les dispositifs existants. Il est ainsi nécessaire d’établir de nouvelles mesures de la pauvreté afin de pallier les carences des indicateurs existants et d’être en capacité d’évaluer sans équivoque les progrès accomplis ou non, dans le recul de l’exclusion sociale. Il est aussi temps de remédier au manque de culture du chiffre dans la détermination des politiques de pauvreté au Luxembourg.

Quatre propositions pour lutter plus efficacement contre les exclusions sociales

1. La création d’un comité quadripartite « Suivi de la pauvreté »
La création d’un comité quadripartite « Suivi de la pauvreté » aurait pour objectif d’établir un ou plusieurs outils de mesure de la pauvreté au Luxembourg selon le principe essentiel du consensus. Ce comité serait composé de représentants de l’État et des communes, des salariés, des employeurs et des ONG luxembourgeoises, regroupant ainsi les principales parties prenantes de la lutte contre la pauvreté. Ce comité, qui pourrait s’appuyer sur des experts, n’aurait pas pour rôle de fixer des objectifs de réduction de la pauvreté, car c’est au Gouvernement de le faire. Il serait là pour établir un diagnostic consensuel de l’état et de l’évolution de la pauvreté au Luxembourg sur base d’une batterie d’indicateurs objectifs, et de faire vivre la réflexion sur ce sujet.

2. Le choix d’un ou plusieurs outils de mesure « officiel(s) »
L’Actualité et tendances n°21 présente 6 outils de mesure à même de renouveler la compréhension de la pauvreté et de mieux évaluer son évolution. Ces 6 outils pourraient alimenter les travaux du comité quadripartite « Suivi de la pauvreté », en complément des indicateurs déjà existants ou actuellement en construction, dans le but de choisir les outils de mesure de pauvreté de référence pour le Luxembourg. Le ou les outils de mesure « officiels » construits intégreraient le tableau de bord national et rentreraient dans le calcul du PIB Bien-être.

3. Une politique de lutte contre la pauvreté fondée sur le triptyque : objectifs chiffrés, mesures ciblées et évaluation
L’expérience montre que fixer des objectifs de réduction de la pauvreté pourrait favoriser une mobilisation collective et l’efficacité des politiques mises en œuvre. Ce processus a pour double avantage d’asseoir la crédibilité des indicateurs et des objectifs décidés et de conférer une grande responsabilité aux décideurs politiques quant aux résultats à obtenir. Entre autres grands objectifs à atteindre à l’horizon 2030,  l’Actualité et tendances n°21 propose, la fin de la pauvreté des enfants et la promotion de l’égalité des chances. Ces objectifs se traduiraient notamment par un indicateur de déprivation des enfants réduit à 0% et par 0% de jeunes à avoir quitté prématurément le système d’éducation et de formation.

Etablir une stratégie faite de politiques ciblées demande une utilisation systématique des données sur la pauvreté, données qui plaident pour un nécessaire changement de paradigme des politiques contre l’exclusion sociale au Luxembourg. Le renforcement de ces politiques, notamment en ambition et en cohérence, passerait par l’élaboration d’un plan d’action de lutte contre la pauvreté.

L’évaluation est un puissant outil pour mesurer la pertinence des actions décidées et pour juger des éventuelles modifications à opérer sur ces actions. Or, l’évaluation des politiques d’exclusion sociale demeure l’exception au Luxembourg. Souvent, lorsqu’elle est utilisée, elle manque de rigueur, ce qui limite son utilité. L’évaluation doit rentrer davantage dans la culture de l’État en ce qui concerne les politiques de lutte contre les exclusions sociales.

4. Un changement de paradigme
Le modèle social luxembourgeois est caractérisé par son universalité, qui prend encore trop souvent la forme d’une politique « d’arrosoir social ». Cette universalité n’est pas en faveur des ménages les plus modestes, qui ont vu au cours des dernières années les inégalités s’accentuer à leur détriment. L’instauration d’une plus grande sélectivité sociale s’avère de plus en plus nécessaire pour réussir à éradiquer certaines situations d’exclusion sociale, sans mettre en péril l’équilibre des finances publiques.

Les politiques sociales devraient mieux répondre aux situations de ruptures qui sont souvent à la source des phénomènes d’exclusion sociale : décrochage scolaire, transition entre études et emploi, perte du logement, accidents de la vie, pertes de compétence, séparation familiale. Ces politiques doivent s’attaquer au cœur des problèmes plutôt qu’à leurs symptômes, en se concentrant davantage sur la formation et la montée en compétences des travailleurs et personnes éloignées de l’emploi, en réduisant les trappes à l’inactivité et en facilitant l’accès au logement par un soutien de l’offre. La lutte contre la pauvreté est en grande partie une lutte pour l’emploi, alors que celui-ci est le premier rempart contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Sur le modèle du REVIS, les politiques sociales pourraient plus fréquemment pendre la forme de policy mix via des mesures additionnant aides financières et non financières. Une meilleure orientation des politiques sociales demande de passer d’une logique d’objectifs de moyen à celle d’objectifs de résultats, tandis que la création d’un comité interministériel « exclusion sociale » renforcera la coopération entre les différents ministères et organismes concernés. La mise en place de processus d’appels d’offres et de contractualisation sur base d’objectifs avec les acteurs sur le terrain, faciliterait le pilotage des politiques de lutte contre l’exclusion sociale par les pouvoirs publics et favoriserait leur efficacité.

Ce changement de paradigme doit s’appuyer sur une politique d’ensemble favorable à la compétitivité des entreprises et à l’esprit d’initiative des entrepreneurs, car ce sont eux qui créent la richesse redistribuée ensuite à l’ensemble de la population. L’instrument le plus puissant pour lutter contre la pauvreté est bien le maintien et le développement de la prospérité économique sur le territoire national. L’histoire récente du Luxembourg en est la meilleure des illustrations.


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