L’entreprise familiale Päiperléck est notamment active dans les soins et aides à domicile avec sept antennes sur le territoire luxembourgeois. L’entreprise gère également trois logements encadrés, deux Centres Intégrés pour Personnes Âgées (CIPA), cinq foyers de jour, un service de nuit, en particulier pour délivrer des soins palliatifs (Nuets Päiperléck) et un service de lits de vacances. Pour le bien-être et la qualité de vie de ses clients, Païperléck propose des activités spécifiques telles que l’ergothérapie, un soutien psychosocial ou la kinésithérapie ainsi qu’un programme varié au niveau social et culturel. Toutes ces activités sont délivrées et animées par une équipe d’un peu plus de 630 personnes. Entretien avec Isabelle Hein, directrice des soins, rejointe à mi-entretien par sa soeur Stéphanie, directrice générale.
L’entreprise a été fondée par votre père. Quelle était l’activité d’origine ?
Isabelle Hein : En fait, l’entreprise telle qu’on la connaît aujourd’hui, date de 2009 mais les choses ont commencé bien avant cela. Notre père, passionné d’hôtellerie, avait ouvert un établissement à Berdorf en 1982. Pour le rentabiliser à l’année, et pas seulement durant la haute saison, il a eu l’idée de proposer une formule conviviale pour l’hiver, visant les seniors qui se sentent seuls chez eux. Cela a marché. Les premiers clients ont fait du bouche-à-oreille et une véritable clientèle régulière s’est constituée pendant les mois creux. Quand les clients seniors ont souhaité venir même en été, mon père a converti son hôtel en logements encadrés pour personnes âgées. C’était en 1993. Nous proposions le volet hôtellerie et nous sous-traitions les soins à un réseau existant. Notre père s’est rapidement dit qu’il valait mieux avoir son propre personnel pour assurer les soins, afin d’en maîtriser totalement la qualité. Alors, il a embauché une équipe mais nous externalisions la facturation à une société agréée. En 2006, notre père a eu une discussion avec nous pour savoir si nous voulions rejoindre l’entreprise et ainsi savoir s’il fallait continuer à investir dans son évolution. Dans le cas contraire, il aurait continué quelques années puis aurait vendu l’affaire.
Est-ce que ce fut une évidence, pour vous et votre soeur, de reprendre l’entreprise familiale ?
I.H. : Pas du tout ! Stéphanie avait fait des études d’économie et pour ma part, après le lycée, j’avais choisi d’étudier la maréchalerie. Après 6 mois consacrés à l’anatomie du cheval, j’étais en apprentissage chez un patron et je ne pensais pas du tout rejoindre l’entreprise paternelle. Après réflexion cependant, nous nous sommes dit que nous allions essayer avant de dire non. Et cela nous a plu ! Quand nous nous sommes décidées, il était clair que Stéphanie s’occuperait de l’aspect gestion/ finance et moi de l’opérationnel. Donc je me suis formée sur le tas car mon père pensait qu’il fallait expérimenter soi-même avant d’encadrer des équipes. J’ai d’abord fait six mois en hôtellerie, puis trois ans dans les soins. Ma soeur et moi-même étions nées dans l’entreprise en quelque sorte car, quand nous étions enfants, nous vivions dans l’hôtel de Berdorf et les mamies résidentes nous aidaient à faire nos devoirs !
Le développement de l’entreprise est assez impressionnant avec un rythme d’ouverture de nouvelles résidences soutenu.
I.H. : C’est toujours une question d’opportunité. Par exemple, en 2009, nous avons ouvert une résidence à Rodange sur proposition d’un promoteur. Nous avons commencé par y proposer des logements encadrés car c’était une construction prévue pour des appartements. Par la suite, c’est devenu un CIPA. Ce même promoteur a construit un bâtiment à Esch et est revenu vers nous car notre première collaboration s’était très bien passée, et maintenant, toujours avec ce partenaire, nous avons un nouveau projet à Bissen. Nous avons le privilège de pouvoir choisir pleinement le rythme de notre développement car nous sommes indépendants. C’est un luxe. Ces derniers temps cependant, le rythme s’est accéléré. Nous avons ouvert une structure à Wiltz en juin 2021, nous ouvrirons à Bissen en juin 2022 et Canach devrait suivre en 2023. Des ouvertures aussi rapprochées représentent un vrai défi. D’habitude, nous laissons passer quelques années entre chaque. Mais là, nous avons analysé le marché et il se trouve que dans le nord il n’y avait pas grand-chose. D’où l’idée d’accepter l’opportunité de Wiltz et ensuite le même constructeur nous a proposé Canach.
Vous êtes-vous fixé une taille limite de l’entreprise ?
I.H. : Chaque année on se dit « ça suffit ». Or, nous allons quand même faire ces trois ouvertures en trois ans ! Quand un projet enthousiasmant se présente on ne le laisse pas passer. Par contre, l’entreprise grandissant très vite, nous l’avons mieux structurée. Au début, tout le monde faisait un peu de tout. Depuis plusieurs années, nous sommes organisés autour de deux activités distinctes : j’ai pris en charge le volet des soins et Stéphanie s’occupe des activités hôtellerie, restauration, conciergerie et ménage. Pour compléter le dispositif, nous avons embauché un directeur financier en 2015 pour décharger complètement notre père de cet aspect qu’il continuait à suivre.
Que mettez-vous en place pour recruter et fidéliser vos salariés dans un secteur que l’on sait très tendu au niveau des recrutements ?
I.H. : C’est compliqué. Les 75 élèves qui sortent chaque année de l’unique école infirmière du pays sont tout de suite embauchés par les hôpitaux. C’est pour cette raison qu’il devient urgent de mieux promouvoir les métiers des soins et de l’aide à la personne. C’est ce qui ressort de nos discussions au sein de la COPAS, l’entité qui représente notre profession et au sein duquel je siège au conseil d’administration. Nos métiers présentent certaines contraintes mais ce sont de beaux métiers, trop méconnus et insuffisamment considérés. Il faut rendre leur fierté aux gens qui les exercent car ce sont des métiers de passion. Je dis que c’est une question urgente car les processus de changement de mentalité sont longs et les parcours de formation le sont aussi. En attendant, nous employons beaucoup de frontaliers, surtout pour nos établissements du sud du pays. Et là aussi, ce sont des processus relativement longs, avec des délais pour faire valider les diplômes par les autorités luxembourgeoises.
Pour les aides-soignantes, qui font ici des actes qu’elles ne font ni en Belgique, ni en France, le délai total d’obtention du certificat peut monter jusqu’à 18 mois. Il nous faut donc anticiper nos besoins très à l’avance, ce qui n’est pas toujours facile. Difficulté supplémentaire, 90 % du personnel est féminin donc il faut anticiper aussi les éventuels congés de maternité.
Stéphanie Hein : Nous travaillons de plus en plus en partenariat avec des écoles françaises ou belges. Nous prenons leurs élèves en stage et nous les formons. Pour le personnel dont ce n’est pas la formation de base, nous pouvons aussi avoir recours aux Validation des Acquis de l’Expérience (VAE) ou prendre des adultes en apprentissage.
I.H. : Dans les trois ans qui viennent, juste pour les soins, nous allons avoir besoin d’embaucher environ 250 salariés pour nos trois nouvelles structures et cela s’ajoute aux besoins en personnel pour notre activité de soins à domicile. Au sein de la COPAS nous avons fait une étude en 2019 pour regarder toutes les difficultés du secteur mais les solutions ne sont pas simples car il faudrait faire évoluer les formations, changer les attributions de certains métiers et donc les lois.
Les métiers que vous proposez sont très divers, pouvez-vous nous dire les profils que vous recherchez le plus ?
I.H. : Pour la partie soin, nous recherchons prioritairement des infirmièr(e)s, des aides-soignant(e)s ainsi que des aides socio-familiale (ASF) mais également des éducateurs, des kinésithérapeutes, des ergothérapeutes, des psychologues, des diététiciens et des assistants sociaux.
S.H. : Pour la partie hôtellerie-restauration, c’est un peu plus facile car nous offrons des postes à horaires et rythmes réguliers, sans coupure. C’est donc assez séduisant, notamment pour le personnel féminin avec des enfants. Et dans nos structures, le personnel a un contact privilégié avec les clients qui sont toujours les mêmes. Le personnel d’hôtellerie-restauration et celui affecté aux tâches ménagères, est d’ailleurs invité à nous remonter les informations observées sur le terrain pour aider le personnel médical.
Par exemple, les serveuses voient si les personnes mangent bien ou pas, etc. Nous envisageons le dialogue avec les soignants comme une valorisation des métiers de terrain, notamment les femmes de ménage qui ont généralement un très bon contact de confiance avec les résidents âgés. Cela nous aide à garantir la qualité du service. Dans le même esprit de dialogue, nous organisons des réunions entre résidents et personnel de cuisine. Ils peuvent s’échanger des recettes ou dire ce qu’ils pensent des menus et la satisfaction augmente du côté des clients.
Pouvez-vous nous donner des exemples de formations que vous proposez à votre personnel ?
I.H. : Il y a d’abord une semaine et demie de formation pour tous les nouveaux soignants. Durant cette phase d’intégration, nous partageons notre vision des soins qui implique notamment beaucoup la famille des résidents. Ensuite, nous faisons des rappels réguliers. Pour les soins palliatifs, nous avons notre propre professeur, nous avons aussi notre propre formateur pour les sujets liés à la démence. Par ailleurs, nous avons investi dans un costume simulateur de vieillesse et de maladie. Tout le personnel doit l’utiliser, pas seulement les soignants, pour avoir la conscience des difficultés de mouvements ou de vue des personnes âgées ou malades. C’est très efficace !
S.H. : On organise aussi régulièrement des expériences « vit ma vie » d’une journée lors desquelles des soignants échangent leur place avec du personnel de restauration ou des femmes de ménage vont en soins. Tout le monde réalise ainsi les contraintes des autres.
I.H. : Comme certaines de nos maisons actuelles sont petites et que les équipes travaillent dans un esprit familial, cela sert aussi de team building. Nous voulons entretenir cet esprit familial dans les maisons plus grandes également. Dans ce cas, nous les scindons en plus petites unités pour créer la proximité.
Y a-t-il des possibilités de mobilité ou d’évolution interne ?
I.H. : Oui, il y a des cas de femmes de ménage devenues aides-soignantes ou aides socio-familiales.
S.H. : On peut en effet découvrir sur le tard que l’on est fait pour ces métiers. Quelqu’un qui se décide en cours de vie active est toujours très motivé et les personnes un peu plus âgées font souvent preuve d’une grande patience et de fibre humaine grâce à leur expérience de la vie. C’est pour cela que nous sommes très ouverts aux apprentissages adultes.
I.H. : Il y a aussi des possibilités d’évoluer vers des postes d’encadrement et cela n’est pas réservé nécessairement aux plus diplômés.
S.H. : Au moins une fois par an, nous menons des entretiens d’évaluation avec les salariés et des entretiens de satisfaction avec les clients.
Dans un monde où la digitalisation est galopante, vous exercez un métier où l’humain est au centre. Quelles sont malgré tout pour vous les opportunités offertes par la digitalisation ?
I.H. : Depuis 2009, toute la documentation des soins est digitalisée pour une bonne traçabilité. C’est une demande de notre ministère de tutelle, le ministère de la Famille. Tous les actes réalisés doivent être répertoriés et nous devons tenir à jour des statistiques pour chaque patient. Nous avons donc beaucoup investi dans nos systèmes d’information.
S.H. : Au-delà de cet aspect, la digitalisation impacte directement nos résidents qui ont de plus en plus besoin d’aide pour leurs démarches administratives en ligne. Durant la Covid, beaucoup d’entre eux ont aussi appris à utiliser Skype ou Facebook pour les contacts avec leurs petits-enfants. Nous avons fait en sorte que des iPads soient disponibles dans toutes nos structures. Maintenant, nous avons un projet d‘ateliers de web banking.
Au Luxembourg il y a plusieurs entreprises sur le même créneau que vous. La concurrence est-elle rude ?
I.H. : À nos débuts, la compétition était plus dure qu’aujourd’hui car nous n’avions pas les mêmes moyens que les grands acteurs du secteur. Chaque client gagné, principalement grâce à un bouche-à-oreille positif, était donc célébré comme une belle victoire.
S.H. : Aujourd’hui, nous avons un vrai avantage compétitif car nous faisons tout. Un client peut venir la première fois pour un lit de vacances puis, si l’expérience est positive, il nous demande un peu d’aide à la maison, puis un accueil en foyer de jour, et enfin il peut sauter le pas pour un logement encadré ou une place en CIPA. Nous pouvons donc suivre les personnes dans l’évolution de leurs besoins. Pour eux, les choses se font en douceur dans un environnement qui leur devient de plus en plus familier.
I.H. : De plus, nous sommes l’un des seuls réseaux à fonctionner la nuit. Globalement, nous avons une très bonne collaboration avec les autres et nous avons d’ailleurs certains clients en commun. Il peut arriver que nous ayons des projets conjoints dans le domaine de la formation, par exemple, ou que nous organisions ensemble des démonstrations de nouveaux logiciels. Notre secteur fonctionne plutôt dans un esprit de collaboration.
Est-ce que la Covid a été votre plus gros défi des dernières années ?
I.H. : Ce qui a été compliqué c’est la brutalité avec laquelle cette maladie est arrivée. Et au début, on ne savait pas quoi faire. Il y avait de nouvelles consignes tous les jours à transmettre et à faire respecter par nos nombreuses équipes. Mais nous n’avons pas été les seules entreprises à avoir été confrontées à cette situation.
S.H. : Parfois, les familles des résidents avaient d’autres informations que nous. Nous avons donc dû faire un gros travail d’explication.
I.H. : Encore aujourd’hui, nous maintenons des tests réguliers de tout le personnel même vacciné. Si nous avons un cas, on réagit immédiatement. Les clients aussi sont testés régulièrement.
I.H. : L’un des impacts de la Covid a été l’arrêt de toute nouvelle admission pendant plusieurs mois. Heureusement, depuis l’opération portes-ouvertes de cet été, les chambres se remplissent à nouveau très bien. L’avantage des maisons de retraite dans une période comme celle-ci est que les personnes âgées ne sont pas isolées. Cela évite les détresses psychiques que les personnes seules chez elles ont pu connaître, notamment autour de Noël 2020.
Pour terminer, pouvez-vous nous dire quels sont selon vous les avantages et inconvénients à travailler avec des membres de sa famille ?
S.H. : Pour la communication et les décisions, c’est plus facile que de devoir passer par un conseil d’administration. À 3 ou 4 personnes, quand nous décidons quelque chose, nous pouvons commencer à l’appliquer dès le lendemain. Le seul inconvénient que je vois est le risque de parler tout le temps du travail.
I.H. : Au début, je n’étais pas sûre que ce soit une bonne idée de travailler en famille. Mais maintenant, je n’y vois que des aspects positifs : l’investissement personnel est plus fort et nous avons su partager notre esprit de famille avec l’ensemble du personnel. Nous nous tutoyons tous. Nous communiquons notre numéro de téléphone direct à tous. Je pense que les clients ressentent cela aussi, cet esprit de famille qui règne dans nos établissements.
Plus d'informations : www.paiperleck.lu
TEXTE Catherine Moisy - PHOTOS Emmanuel Claude / Focalize