Avis de la Chambre de Commerce sur le projet de loi « Accord Tripartite »

Chambre de Commerce

La Chambre de Commerce salue le projet de loi transposant l’essentiel des mesures de l’accord tripartite du 31 mars. Elle se soucie de l’impact de la crise de l’offre actuelle, déclenchée par l’inflation, la rareté de certains produits et composants et les problèmes d’approvisionnement. Il faut veiller à sauvegarder la capacité de production et d’investissement des entreprises et éviter de stimuler trop unilatéralement la demande à travers un renforcement généralisé du pouvoir d’achat, qui peut provoquer une aggravation des tensions inflationnistes et une détérioration de la situation des finances publiques. Le mot d’ordre est d’agir de manière ciblée pour soutenir les ménages les plus affectés par les crises actuelles.

La Chambre de Commerce vient de publier son avis sur le projet de loi portant transposition d’un premier paquet de mesures prévues dans l’«Accord Tripartite» signé le 31 mars 2022 entre le Gouvernement, l’Union des Entreprises luxembourgeoises et les organisations syndicales LCGB et CGFP[1].

De manière générale, la Chambre de Commerce salue les mesures proposées dans ce projet de loi et souscrit pleinement à son objectif d’atténuer via un paquet de mesures ciblées, dénommé « Solidaritéitspak », les effets des pressions inflationnistes sur les entreprises et les ménages. Elle salue plus particulièrement le report des prochaines tranches indiciaires, qui permet de préserver pour les entreprises une prévisibilité de l’évolution salariale sur une période de deux ans. Celle-ci est à ses yeux primordiale dans un contexte macro-économique et conjoncturel sévèrement dégradé par la conjonction d’une série de circonstances et d’évolutions défavorables.

La dynamique économique entraînée par le redressement soutenu de la demande à partir de la mi-2020 et par la reprise post-Covid au courant 2021, avait déjà provoqué des ruptures dans certaines chaînes d’approvisionnement et des pénuries de matériaux, avec pour conséquence le retour de l’inflation dans la plupart des économies. Le conflit russo-ukrainien n’a fait qu’accentuer cette tendance haussière des prix, en raison de l’envolée notamment des coûts de l’énergie et de la raréfaction de certaines matières premières. A cela s’ajoute une pression supplémentaire sur les chaînes de logistiques mondiales occasionnée par les confinements sévères en Chine.

Ces chocs économiques successifs bouleversent toutes les économies et les perspectives macroéconomiques s’en voient bousculées et révisées à la baisse. Au Luxembourg, la croissance, tout en restant positive, n’afficherait ainsi selon les dernières prévisions du Statec plus que +1,4% en 2022 (au lieu de la prévision initiale de +3,5%) tandis que l’inflation atteindrait +5,8%[2] en 2022 et +2,8% en 2023.

La situation économique et géopolitique imprévisible et périlleuse inquiète et met sous pression les entreprises luxembourgeoises

La flambée des prix, ainsi que les tensions géopolitiques depuis début 2022, pèsent lourd sur les entreprises luxembourgeoises, dont certaines demeurent encore fragilisées par la crise sanitaire. La pression sur les prix du marché de l’énergie risque d’ailleurs d’être encore accentuée par la décision récente d’interdire immédiatement plus des deux tiers des importations de pétrole russe et mettre fin à 90 % de ces dernières d'ici à la fin de l'année. A ceci s’ajoute la pression sur la hausse des coûts et des salaires avec des tranches indiciaires appliquées en octobre 2021 et en avril 2022, une double indexation qui induit un certain effet d’«auto-allumage» de l’inflation sur les prix des services[3].

L’inquiétude des entreprises face à ces évolutions néfastes est d’ailleurs confirmée par les résultats du dernier Baromètre de l’Economie de la Chambre de Commerce du 1er semestre 2022[4], qui confirment la dégradation de la confiance des dirigeants d’entreprises dans les perspectives de l’économie nationale, ainsi que dans leurs activités. Celle-ci retrouve le niveau bas enregistré au plus haut de la crise sanitaire. La rentabilité des entreprises est également sous intense pression, comme l’illustrait notamment la dernière place occupée par le Luxembourg sur les 27 Etats membres de l’Union européenne dans le dernier « Tableau de bord compétitivité » édité par le Ministère de l’Economie[5]. Une chute supplémentaire de la rentabilité est par ailleurs attendue par 29% des entrepreneurs dans les 6 prochains mois (contre 16% au semestre dernier). Un seuil qui, lui aussi, se rapproche de celui constaté lors de la crise sanitaire.

Même si les entreprises ont agi de manière responsable, en ne répercutant pas intégralement la hausse des coûts, notamment énergétiques, sur leurs prix de vente, ce qui aurait été au détriment du pouvoir d’achat des consommateurs et aurait accru davantage les tensions inflationnistes, la Chambre de Commerce met en garde devant une nouvelle hausse des prix de certains produits et services dans les 6 prochains mois, car les marges de manœuvre des entreprises s’épuisent.

Un report des tranches indiciaires indispensable dans un contexte d’insécurité et d’inflation galopante

Dans ce climat économique et géopolitique hautement incertain, le report des tranches indiciaires, ainsi que le délai de 12 mois entre chaque tranche déclenchée jusqu’au 1er avril 2024, sont deux dispositions que la Chambre de Commerce salue expressément, car elles devraient accorder un temps de répit et apporter une certaine prévisibilité aux entreprises en termes de hausse des coûts salariaux.

La Chambre de Commerce n’exclut cependant pas que les prévisions d’inflation du Luxembourg puissent encore être revues à la hausse dans les mois à venir, comme cela a déjà été le cas ces dernières semaines. Ainsi, une tranche indiciaire supplémentaire pourrait très probablement être déclenchée avant le 1er avril 2024, dans un scénario encore plus pessimiste que le dernier scénario haut du STATEC. Cela impliquerait l’application de deux (voire trois) tranches indiciaires cumulées au 1er avril 2024, soit une revalorisation théorique de 5% (voire 7,5%) de tous les traitements, salaires, pensions/rentes et autres indemnités, à cette date.

Au-delà du fait que l’application d’une tranche d’indexation de 5% au 1er avril 2024 coûterait près de 1,82 milliard d’euros[6] supplémentaires aux entreprises et à l’Etat en matière de rémunération des salariés et des fonctionnaires publics, cela impacterait fortement les entreprises et risquerait d’engendrer une spirale inflationniste non vécue depuis des décennies.

Une hausse des coûts salariaux de 5%, voire 7,5%, aurait des conséquences néfastes sur les investissements, les recrutements et les recettes fiscales

Alors qu’une inflation aux alentours de 2%[7] (ce qui équivaut à une indexation de 2,5% tous les 15 mois) est possiblement absorbable par les entreprises via l’ajustement de leurs marges et/ou de la répercussion partielle sur leurs prix de vente (bien que beaucoup d’entre elles soient encore en difficultés depuis la crise sanitaire et que de nombreux secteurs sont exposés à une concurrence transfrontalière et disposent d’une marge de manœuvre limitée quant aux prix de vente), un choc des coûts salariaux de 5% (et possiblement de 7,5%) le serait beaucoup moins. De nombreuses entreprises se verraient ainsi contraintes, si elles le peuvent, de répercuter, de façon plus substantielle, cette hausse des coûts sur leurs prix de vente, ne pouvant pas absorber ce choc via une nouvelle baisse de leurs marges, avec tous les risques que cela comporte pour leur compétitivité internationale.

Si les entreprises réalisent des marges plus faibles, elles sont susceptibles de suspendre, voire d’annuler, certains de leurs investissements. Comme en témoigne le Baromètre de l’Economie de la Chambre de Commerce du 1er semestre 2022, à l’heure actuelle, déjà 20% des entreprises prévoient de ne faire aucun investissement en 2022 et en 2023. Avec un choc des coûts salariaux de 5%, ce taux pourrait encore grimper, sachant qu’un quart des entreprises envisagent déjà une baisse de leurs investissements dans les six prochains mois. La chute des recrutements[8], la mise à mal de la pérennité des entreprises ou encore la diminution des innovations et des projets de développement sur des nouveaux marchés entraînées par cette baisse risquent d’enclencher un véritable cercle vicieux, rognant le potentiel de croissance de l’économie luxembourgeoise ; la croissance étant pourtant le carburant du financement durable du modèle de cohésion et de protection sociales.

En outre, un impact sur les recettes de l’Etat pourrait se faire ressentir dans le cas où les entreprises doivent continuer à éroder leurs marges et leur force de frappe financière. Cela a en effet pour conséquence une baisse des bénéfices des entreprises, et donc une diminution des recettes de l’Etat en matière d’impôts sur les sociétés. Avec des recettes publiques déclinantes, l’Etat risquerait à moyen et long termes de ne plus pouvoir faire tous les investissements nécessaires à son développement, pourtant primordiaux dans le contexte actuel où les transitions écologique et énergétique devront permettre de renforcer l’indépendance et la résilience du pays face aux chocs extérieurs.

La Chambre de Commerce estime que le Luxembourg pourrait entrer dans une nouvelle spirale inflationniste « faite maison » en cas de choc de plusieurs tranches indiciaires cumulées appliquées à un moment fixe. Un choc salarial d’une telle ampleur ne s’est encore jamais produit au Luxembourg, et il est complexe d’en connaître avec certitude les impacts potentiels.

Réfléchir dès à présent à une solution pour atténuer les conséquences potentielles de l’application simultanée de plusieurs tranches indiciaires

La Chambre de Commerce invite à une réflexion prochaine pour lier au moins partiellement l’indexation des salaires à l’amélioration de la productivité, car la déconnexion actuelle entre l’évolution des salaires et de la productivité présente un risque majeur de perte de compétitivité de l’économie luxembourgeoise vis-à-vis de ses partenaires européens, et notamment des trois pays voisins. Il est donc urgent de réfléchir dès à présent à une solution adéquate face aux potentielles conséquences qu’impliquerait l’application de plusieurs tranches indiciaires simultanément.

La Chambre de Commerce rappelle dans ce contexte que la modulation de l’index entre 2012 et 2014 avait été votée avec neutralisation des tranches indiciaires supplémentaires. Une « remise à zéro » du « compteur d’inflation » servant au déclenchement d’une prochaine tranche d’indexation avait ainsi été convenue à cette époque.

Enfin, la Chambre de Commerce rappelle que l’Accord tripartite prévoit une clause de rendez-vous selon laquelle « [a]u cas où la situation économique et sociale venait à s'empirer au cours de l'année 2023 ou une tranche indiciaire supplémentaire serait déclenchée en 2023, le Gouvernement s'engage à convoquer une nouvelle réunion du Comité de coordination tripartite. » Selon la compréhension de la Chambre de Commerce, aucune nouvelle réunion du Comité de coordination tripartite ne devrait dès lors être convoquée en 2022 ; ce qu’elle soutient. La prochaine réunion de coordination tripartite devrait donc intervenir fin 2023. Il faudra alors réévaluer la situation économique et analyser l’état des finances publiques du pays à ce moment.

En dernier lieu, l’avis donne à considérer qu’actuellement, de nombreux secteurs subissent des chocs d’offre, au vu des problèmes d’approvisionnement notamment. Ainsi, toute nouvelle injection massive de salaires, voire le cas échéant de compensations non-sélectives, risqueraient de nourrir les tendances inflationnistes au lieu de les mitiger et donc de transformer la crise de l’offre actuelle en une crise de la demande, qui ne manquerait pas d’accentuer la pression inflationniste.

Les nouvelles aides aux entreprises

Face à la gravité de la situation actuelle, la Chambre de Commerce salue la décision du Gouvernement d’accorder de nouvelles aides pour les entreprises particulièrement impactées par la hausse des prix énergétiques et par les coûts liés à la transition énergétique et à la décarbonation de leurs activités. En effet, le Gouvernement s’est engagé dans l’accord tripartite « à analyser la possibilité d'ouvrir le champ d'application au secteur du transport de marchandise par route, au secteur de la construction et au secteur de l'artisanat alimentaire qui doivent également faire face à une hausse substantielle de leurs coûts opérationnels en raison de la hausse du prix des carburants, et qui enregistrent une perte ». La Chambre de Commerce invite le Gouvernement à surveiller de près la situation pour élargir en cas de besoin le champ d’application du nouveau régime d’aides aux entreprises, afin de préserver l’appareil de production et la capacité d’investissement des entreprises pour combattre la crise actuelle de l’offre.

Mesures en faveur du pouvoir d’achat

Concernant l’introduction d’un crédit d’impôt énergie (CIE), par lequel le Gouvernement s'engage à introduire un nouveau crédit d'impôt, socialement ciblé, pour compenser pour les salaires les moins élevés, la perte du pouvoir d'achat du fait du décalage de la tranche indiciaire prévue pour le mois d'août 2022, ainsi que de l'augmentation de la taxe CO2 au premier janvier 2022 et 2023 respectivement, la Chambre de Commerce salue le fait qu’il prenne en compte le niveau de revenu des bénéficiaires, et vise ainsi plus particulièrement les plus faibles revenus, tout en étant dégressif, contrairement à l’indexation qui ressemble davantage à un arrosoir proportionnel au salaire. Elle estime que le ciblage du maintien du pouvoir d’achat sur les ménages les plus touchés par l’inflation, devrait à nouveau être au cœur des futurs accords tripartite envisageant une modulation de l’indexation. Enfin, la Chambre de Commerce accueille favorablement la prise en compte des indépendants en tant que bénéficiaires du CIE, d’autant plus que le taux de risque de pauvreté des indépendants est deux fois plus élevé que celui des salariés.

Contrairement à la plupart des autres dispositions du projet, la création d’une échelle mobile des allocations familiales (EMAF) n’est pas directement issue de l’Accord tripartite, mais est proposée dans la continuité de la réindexation des allocations familiales au 1er octobre 2021. Si la création d’un tel dispositif a le mérite de séparer les mécanismes d’échelle mobile, ce qui fait sens car les niveaux des salaires et des allocations familiales portent sur des enjeux économiques et sociaux dissemblables, la Chambre de Commerce estime qu’une compensation de la perte de pouvoir d’achat des familles aurait dû prendre une autre forme, et notamment cibler non pas, de façon non-sélective, tous les ménages avec enfants, mais seulement les plus modestes, comme cela est le cas pour le CIE. En effet, en l’absence de toute sélectivité, l’augmentation automatique des allocations familiales n’accompagne pas spécifiquement les ménages les plus touchés par la crise. La Chambre de Commerce recommande donc d’intégrer dans l’EMAF un plafonnement avec un montant dégressif au-delà d’un certain montant de revenu.

Si la Chambre de Commerce peut également soutenir l’augmentation des aides financières de l’État pour études supérieures à partir de l’années académique 2022/2023, en raison de l’importance pour les étudiants de disposer, dans ce contexte économique difficile, des moyens financiers permettant la réussite de leurs études et le passage à la vie professionnelle dans les meilleures conditions, elle aurait cependant souhaité que le projet de loi aille encore plus loin en termes de solidarité avec les étudiants boursiers et estime qu’un effort supplémentaire aurait pu être accordé aux étudiants, spécifiquement en faveur de la bourse sociale.

Consulter l'avis complet de la Chambre de Commerce.


[2] Scénario central du STATEC. Lien vers le Statnews n°20 du STATEC du 4 mai 2021.

[3] « Au Luxembourg, l'inflation des services (+4,4% sur un an en avril) a déjà été nourrie ces derniers mois, entre autres, par les deux tranches indiciaires payées en octobre 2021 et avril 2022. », Statnews n°20 du 4 mai 2022, STATEC.

[6] A titre de comparaison, l’application d’une seule tranche indiciaire au 1er avril 2024, telle qu’actuellement prévue, soit une indexation de 2,5%, représente un coût de près de 910 millions d’euros, et une tranche d’indexation cumulée de 7,5% coûterait 2.728,86 millions d’euros.

Pour informatin, l’application de la tranche indiciaire au 1er avril 2023 coûtera plus de 887,43 millions d’euros.

Estimations effectuées par la Chambre de Commerce sur base des données de rémunération des salariés de 2021 dans la comptabilité nationale, en prenant en compte l’indexation d’avril 2022 et celle qui sera appliquée en avril 2023.

[7] La Banque Centrale Européenne (BCE) fixe un objectif de 2% en termes d’inflation au niveau européen.

[8] Le Baromètre de l’Economie du 1er semestre 2022 fait état de 10% des entreprises prévoyant une baisse de leurs effectifs dans les six prochains mois.