Sur les bords de la rivière Eisch, à Mersch, il est une entreprise plus que centenaire qui fut d’abord une scierie avant de devenir un des rares acteurs privés de l’énergie (électricité et, depuis 2019, gaz) au Luxembourg. Cette deuxième activité, démarrée dès les années 1920, représente actuellement les deux tiers du chiffre d’affaires du groupe Hoffmann Frères qui commercialise ses services sous deux enseignes distinctes : HfM pour le bois et Electris pour la branche énergie. La gouvernance a également été renforcée. La gestion est désormais assurée par un binôme de directeurs. Pete Hoffmann, descendant de l’un des fondateurs, dirige l’ensemble, secondé par Martin Wienands, recruté en 2005 pour prendre en charge la partie énergie.
Pouvez-vous brièvement nous rappeler l’histoire de l’entreprise et surtout comment elle est passée du commerce du bois à la fourniture d’énergie ?
Pete Hoffmann : L’histoire commence en 1918. À cette époque, quatre frères Hoffmann achètent une scierie située sur les bords de l’Eisch. La turbine hydraulique de la scierie produit plus d’électricité que ce qui est nécessaire pour son fonctionnement. Dès le début des années 1920, le site fait donc profiter les maisons voisines de cette énergie disponible. Quand l’État distribue des concessions à la fin de cette même décennie, le site en obtient une et devient officiellement producteur d’énergie. De nos jours, le secteur de l’énergie rassemble trois sortes d’acteurs : les producteurs, les entreprises qui exploitent les réseaux d’acheminement et les distributeurs. Depuis les années 1970, nous avons abandonné la casquette de producteur, rôle essentiellement technique, pour devenir exclusivement exploitant de réseau et distributeur, métiers pour lesquels le sens commercial joue un rôle important. Or, cette compétence était forte dans le groupe grâce au commerce du bois. Une date marque un tournant dans notre activité : 2007, année de la libéralisation du marché de l’énergie. À partir de ce moment-là, la concurrence a été permise sur la partie distribution et chaque opérateur a obtenu la possibilité de vendre sur l’ensemble du territoire national. En revanche, l’exploitation des réseaux d’acheminement reste locale et les tarifs du transport d’électricité sont encadrés par la loi. Nous pouvons désormais louer notre réseau pour permettre à d’autres opérateurs de distribuer leur électricité à Mersch et ses environs, mais surtout nous pouvons développer notre clientèle sur l’ensemble du Luxembourg alors que nous étions jusque-là limités à la taille de notre propre réseau qui représentait environ 1% du marché. C’est pour préparer la transition vers cette nouvelle dimension de l’entreprise que Martin nous a rejoint en 2005.
Selon vous, savoir saisir des opportunités, y compris sur des activités éloignées de son métier de base, est-il le secret de l’entrepreneuriat réussi et de la longévité des entreprises ?
P.H. : Oui, c’est clair. Si l’on reste exclusivement sur son métier historique, on peut passer à côté d’une opportunité. Quand nous avons vu que le marché de l’énergie était encore très traditionnel, avec peu d’acteurs, tous quasi exclusivement para-étatiques en situation de monopole, nous nous sommes dit que notre fibre commerciale, au moment de la libéralisation, allait être un atout de poids et qu’il y avait un coup à jouer pour se faire une place sur ce marché.
Monsieur Hoffmann, vous représentez la 4e génération à la tête de l’entreprise familiale. Comment s’est passé la transition avec la génération précédente ?
P.H. : Avant moi, c’était mon père qui était aux commandes. Je suis entré dans l’entreprise en 1998 et il m’a tout de suite fait confiance. Il m’a notamment laissé recruter le personnel car il savait que c’est moi qui aurais à travailler avec l’équipe après son départ. Nous avons travaillé ensemble pendant huit ans et, quand mon père a décidé de prendre sa retraite, il est parti à 100% et n’est plus jamais intervenu dans la gérance. Pour moi, c’est la façon idéale de procéder, prévoir un temps assez long d’apprentissage et de passation des dossiers à la nouvelle génération, puis lui laisser la pleine autonomie.
Comment percevez-vous le long passé de l’entreprise ?
P.H. : C’est une chance d’avoir cette base solide sur laquelle on peut construire les développements futurs. Pour autant, on ne peut pas se reposer sur cet acquis. C’est un peu comme recevoir une très belle plante. Il faut continuer à l’arroser et lui donner de l’engrais pour qu’elle continue à pousser et à donner des fleurs ou des fruits. C’est un entretien de tous les jours. L’héritage est aussi fait d’une somme d’expériences et de valeurs familiales fortes que l’on doit continuer à porter et c’est une très grande responsabilité, surtout vis-à-vis du personnel, car elle construit la confiance.
Comment voyez-vous vos rôles respectifs ?
P.H. : Nous sommes deux chefs d’orchestre. Sur nos marchés, il y a beaucoup d’opportunités à saisir et pour cela c’est mieux de pouvoir en discuter à deux.
Martin Wienands : Je me vois comme un sparing partner. Et en effet, c’est très important d’échanger des idées, surtout sur un marché complexe comme celui de l’énergie.
Y-a-t-il d’autres membres de la famille Hoffmann impliqués dans l’entreprise ? Est-ce qu’avec le développement, la question de la gouvernance se pose ?
P.H. : Nous sommes actuellement 17 associés, descendants de 3 des 4 frères qui ont acheté la scierie en 1918. Et effectivement, avec la croissance de l’entreprise, nous avons décidé de professionnaliser la gouvernance. En 2005, nous avons créé un comité consultatif où chaque branche de la famille était représentée ; et en 2020, nous sommes allés plus loin dans la structuration. Comme le comité consultatif ne suffisait pas, nous sommes sortis de la société en commandite simple pour adopter une structure avec holding et conseil de gérance, dans lequel les associés sont représentés. Nous sommes d’avis que le gérant ne doit pas nécessairement être issu de la famille, que c’est la compétence qui doit primer. Martin est un bon exemple de l’ouverture à une compétence extérieure à la famille.
Par ailleurs, comme l’effectif est passé de 25 personnes en 2007 à 85 aujourd’hui, nous avons aussi revu le fonctionnement interne en créant des départements et un niveau décisionnel supplémentaire, composé des différents chefs de ces départements. Ainsi, nous avons une très bonne dynamique qui nous permet de poursuivre notre croissance.
La tendance écologique semble porteuse pour la filière bois. Percevez-vous cela dans les commandes que vous recevez ?
P.H. : Le bois a toujours été tendance pour les aménagements intérieurs et extérieurs. Les qualités du bois (chaleur, confort, naturel) ont toujours été reconnues. Ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est la tendance de la construction en bois, mais cela n’est pas notre créneau. Cela dit, notre activité du bois est portée par le boom de la construction au Luxembourg, lui-même porté par la dynamique économique du pays. Et cette activité est aussi et surtout portée par l’excellence de nos collaborateurs. Ce sont eux qui font notre succès.
Côté énergie, vous êtes l’un des membres fondateurs du réseau de bornes de chargement pour véhicules électriques Chargy. Pouvez-vous nous donner quelques chiffres concernant cette activité et ses perspectives de développement ?
M.W. : Quand tout le réseau aura été déployé, il comptera 800 bornes sur tout le territoire. Pour l’instant, il y en a déjà 400 et les installations se poursuivent au gré des procédures communales. Les perspectives sont très bonnes car ces bornes sont le support du développement de l’électromobilité. La densité du réseau influence directement la décision d’achat d’un véhicule électrique. En 2019, 20% des achats de voitures neuves concernaient des voitures hybrides ou électriques. Le projet Chargy est un projet public commun des gestionnaires de réseau électrique au Luxembourg, tout comme le projet Super Chargy. Tous les fournisseurs d'électricité au Luxembourg peuvent également vendre des bornes de recharge Chargy OK à des particuliers ou des entreprises, qui ont l'avantage de pouvoir s'intégrer au réseau Chargy. À la maison, il est également possible de recharger sa voiture électrique avec des boîtiers muraux plus petits.
Maintenant, nous mettons tous nos efforts sur le développement de solutions qui facilitent la tâche des gestionnaires de flottes et de mobilité dans les entreprises. Il s'agit par exemple de gérer la programmation de la charge, qui peut se faire dans les deux sens, du réseau vers les véhicules et des véhicules vers le réseau, si l’on considère ceux-ci comme des structures de stockage d’énergie. Pour nous, ces nouveaux services constituent un marché très intéressant, qui fait appel à plusieurs disciplines car il contient des aspects juridiques, informatiques, comptables…
Est-ce qu’à terme l’énergie pourrait devenir votre unique activité ?
P.H. : Tant que nos deux métiers sont rentables, nous n’avons aucune raison d’en délaisser un. Le bois est notre activité historique et elle nous tient à coeur. Pour l’instant, nos deux activités sont en croissance, mais il est vrai que l’énergie offre des possibilités de développement plus importantes, surtout depuis la libéralisation du marché.
Est-ce que le fait d’avoir deux métiers très différents vous aide à surmonter la crise Covid ?
P.H. : En fait, l’énergie a plus souffert que le bois. Pendant le confinement, à partir du 15 mars, nous avons enregistré une baisse de 20% de nos ventes dans ce domaine car nos clients ont tout simplement dû fermer et arrêter leurs activités. Parallèlement, les gens qui se sont retrouvés chez eux et qui avaient du temps se sont mis à bricoler et notre activité « bois » a bénéficié de cette situation. Nous avons dû fermer notre show room mais nous avons continué à vendre par internet et à livrer à domicile. Cela fait toujours du sens d’avoir plusieurs métiers car nous sommes moins dépendants des performances de l’un ou de l’autre.
M. W. : C’est une façon de diversifier les risques. Cela dit, la crise et surtout ses effets vont commencer à se ressentir davantage maintenant. Nous ne savons pas du tout ce que l’avenir nous réserve en 2021 et 2022.
Y-a-t-il un avantage à être un petit acteur sur le marché de l’énergie ou cela pose-t-il des difficultés particulières ?
M. W. : Cela dépend de quel point de vue on se place. D’un côté, nous sommes flexibles et innovants, pour trouver des marchés de niche. Cette capacité est souvent dans l’ADN des petites sociétés. D’un autre côté, pour pouvoir développer et rentabiliser des solutions innovantes il est nécessaire d’avoir un certain volume de clients. Les grands opérateurs sont donc avantagés à ce niveau-là. À l’heure actuelle, nous avons 5 000 clients, ce qui n’est pas négligeable, mais nous souhaitons augmenter ce chiffre à l’avenir.
Quels sont vos projets et défis futurs ?
P.H. : Nous avons un projet de parc éolien pour lequel certaines études doivent encore être faites, mais qui avance bien. Lorsque cela sera effectif, nous redeviendrons producteurs d’électricité.
M. W. : Cette énergie, produite sur le territoire de Mersch sera consommée ici car il faut savoir que l’énergie est toujours consommée au plus près de sa source de production.
P.H. : Du point de vue des défis, la durabilité est quelque chose de très important pour nous. Depuis 9 ans, pour tout client qui souscrit à la facturation électronique, nous plantons un arbre. Nous en sommes déjà à 4 200 arbres plantés. Ainsi, notre activité énergie rejoint notre activité bois. La notion de durabilité traverse toute l’entreprise. Nous avons des panneaux photovoltaïques sur notre façade, les voitures de la société sont électriques et dans le domaine des ressources humaines, nous pensons aussi à long terme. C’est le propre des entreprises familiales de penser en générations et non en semestres.
Un autre défi est celui de la digitalisation dans laquelle nous investissons des sommes très importantes car c’est vraiment le futur. Un dernier défi sera de choisir parmi les nombreuses opportunités qui s’ouvrent à nous, notamment car l’électrification va de pair avec la décarbonisation.
TEXTE Catherine Moisy - PHOTOS Emmanuel Claude / Focalize