Quelles compétences pour quels emplois à l’ère du numérique ?

Colloque

De gauche à droit: Fritz Brakhage, Moderateur, Michel Wurth, Président de la Chambre de Commerce du Luxemburg, Nicolas Schmit, Ministre du Travail, de l’Emploi et de l’Économie sociale et solidaire, Thorben Albrecht, Secrétaire d’Etat au minist

Plusieurs pistes de réponse ont été esquissées lors du colloque intitulé « Quelles compétences pour quels emplois à l’ère du numérique », co-organisé par le Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Economie sociale et solidaire, la Chambre de Commerce et la Chambre des Salariés le 22 mars 2017 dans les locaux de la Chambre de Commerce.

Ces pistes se fondent sur un constat généralement partagé par les intervenants, à savoir celui que l’ère du numérique n’est pas nécessairement synonyme de « fin de l’emploi ». Elle est plutôt au cœur d’une mutation des métiers et des tâches à exercer ainsi qu’un transfert d’emplois entre secteurs. Cette évolution est inévitable et elle est porteuse d’un grand défi : celui d’aider les populations à se qualifier et à se préparer au mieux à cette grande transition tout en privilégiant une approche collaborative entre les partenaires sociaux et le gouvernement.

Une flexibilisation du temps et des modes de travail
Le Secrétaire d’Etat au ministère fédéral du Travail et des Affaires sociales, Thorben Albrecht, a tout d’abord présenté l’approche choisie par l’Allemagne avec son Livre Blanc « Arbeiten 4.0 » dont les travaux ont été notamment guidées par la question : « Comment souhaitons-nous travailler dans le futur ? ».

En Allemagne, l’employabilité, la flexibilisation ainsi que la gestion du changement des modes de travail apparaissent inéluctables, et les besoins en la matière vont fortement varier d’un secteur, d’une entreprise et même d’une catégorie de travailleurs (plus ou moins âgés ou selon les arrangements familiaux, par exemple) à l’autre. Pour y répondre, le Weißbuch aborde les thèmes centraux de conflit dans le monde du travail 4.0. Ils prennent en compte les nouvelles exigences de conception pour les entreprises, les travailleurs, les partenaires sociaux, la politique et d'autres acteurs concernés. A titre exemple, les changements des besoins des clients et les processus de création de valeur ont été dans un passé récent, une raison importante pour une flexibilité accrue. De même, du côté des salariés, le cours de vie n’est pas toujours linéaire et des événements personnels peuvent conditionner la demande pour une plus grande flexibilité de travail. La bonne gestion des mutations en cours dans le monde du travail ne peut donc se produire que lorsque les entreprises et les employés s’associent pour des partenariats qui respectent les besoins de chaque côté de façon juste et équilibré.

Kyan Noack, fondateur et Administrateur Délégué de DeinDesign, une start-up allemande à succès qui produit en masse et en temps réel des coques d’appareils électroniques sur-mesure, a confirmé cette tendance. Selon lui, la flexibilité du temps de travail est grandement appréciée par la petite centaine de salariés de DeinDesign, y compris les cadres. En outre, le jeune fondateur a montré qu’une majorité des emplois créés au sein de l’entreprise ne requièrent pas forcément des compétences approfondies dans le digital. Seul un quart de l’effectif travaille dans des professions liées aux TIC tandis que le reste est affecté à des postes plus traditionnels dans la vente et la production.

La réalité sur le terrain change également pour les plus grandes entreprises, comme l’a expliqué Frank Michael Hell, Président du Comité d’Entreprise du groupe Continental. Dans le groupe, les règles relatives au temps partiel, aux congés sabbatiques et au télétravail (rendu possible par la numérisation) sont établies et sont ensuite adaptées aux réalités des différents sites (et des groupes cibles d’employés qui les composent) via leurs comités respectifs. Elles sont enfin négociées au cas par cas.

M. Hell observe qu’un changement de culture est en cours chez Continental, alors que l’accent est mis davantage sur la confiance mutuelle que sur le contrôle des employés. Les carrières ne sont plus nécessairement linéaires, alors que de plus en plus d’employés alternent temps plein et partiel, partent en congé sabbatique, et se forment en continu.

Des formations (re)qualifiantes courtes, tout au long de la vie
A l’ère du numérique, la formation continue, ou « tout au long de la vie », apparaît en effet comme une évidence.

Jean Diederich, Président de l’Association Professionnelle luxembourgeoise de la Société de l’Information (APSI), et Alain Assouline, Président du programme de formation de développeurs-intégrateurs Web « Webforce3 », ont tous deux insisté sur l’énorme inadéquation entre l’offre d’hommes et de femmes plus ou moins qualifiés en quête d’emplois et la demande (non satisfaite) d’emplois numériques. D’ici 2020, 900 000 postes ayant directement ou indirectement trait au numérique seront vacants en Europe. Au Luxembourg, les besoins en experts qualifiés ne se comptent déjà plus en centaines, mais par milliers.

Ces besoins sont aussi de moins en moins prévisibles, et les emplois eux-mêmes de moins en moins durables. Il faut donc mettre l’accent sur des formations courtes permettant de travailler immédiatement et se rapprochant au maximum des besoins des entreprises. Il faut en outre maintenir une relation à la formation tout au long de la vie afin de faire progresser les compétences au fur et à mesures que les besoins émergent. A cette fin, un compte personnel de formation intra-secteur comme il existe déjà en France et ailleurs (mais pas au Luxembourg), n’est déjà plus suffisant : un tel compte devrait être envisagé au niveau global, pour permettre à tous types de profils, même les plus éloignés, de se reconvertir.

Parler « assurance travail » plutôt qu’« assurance chômage » et repenser le rôle des agences d’aide à l’emploi
C’est exactement ce que les français Estelle Sauvat, Directrice Générale du cabinet de conseil en ressources humaines SODIE, et Bertrand Martinot, Economiste spécialiste de l’emploi et de la formation, ont proposé de faire avec le concept de « Capital emploi formation » pour tous (CEF), qu’ils ont conceptualisé pour l’Institut Montaigne.

A l’ère du tout numérique, les individus ont besoin d’un accompagnement global et continu, ne se cantonnant plus à la seule gestion des ruptures et accidents professionnels. Le CEF aurait donc pour mission de couvrir tous les actifs (et en priorité ceux qui rencontrent le plus de ruptures) en leur permettant de choisir eux-mêmes leurs prestataires de formation/orientation/conseil, ce qui renforcerait l’efficacité globale du système actuel. Les sources de financement du CEF seraient doubles, composées d’une part d’un flux continu de capital constitué tout au long de la vie professionnelle en fonction du salaire et de l’ancienneté du travailleur (auquel ce dernier et l’entreprise contribuent) et, d’autre part, d’un capital ponctuel attaché aux ruptures professionnelles, alimenté par les fonds de formation existants et mutualisé au niveau national.  

Pour le Dr Roland Deinzer, responsable du contrôle stratégique à la « Bundesagentur für Arbeit », les agences d’aide à l’emploi se doivent elles aussi d’évoluer.

Plus particulièrement, leur rôle traditionnel de conseiller en formation et orientation semble mis à mal alors que, de nos jours, de plus en plus de jeunes arrivent dans les agences avec une vision précise d’orientation et de formation (à l’image des patients qui sont de mieux en mieux informés sur leurs conditions face à leurs médecins). Les agences d’aide à l’emploi doivent donc elles aussi s’adapter et mettre l’accent sur le développement d’outils d’analyse fine d’évolution des métiers.

La « Bundesagentur für Arbeit » et son réseau d’agences régionales ont d’ailleurs déjà élaboré un « Job-Futuromat », un outil permettant de visualiser, pour chaque métier, l’ampleur de son automatisation. Avec le Futuromat, les agents évaluent la propension que chaque demandeur d’emploi a à être, en tout ou en partie, remplacé par la technologie et, en fonction, accordent des primes plus ou moins importantes à la formation. Il faut cependant aller encore plus loin, selon le Dr Deinzer, et intégrer l’intelligence artificielle, plus particulièrement ses algorithmes de profilage, dans les outils de recherche d’emplois proposés par la « Bundesagentur für Arbeit »

Pour une stratégie tripartite cohérente au Luxembourg
En guise de clôture, Laurent Probst, Partner chez PwC, a présenté les résultats préliminaires de l’étude « Skills Bridge Luxembourg », dont l’objectif est de comprendre le niveau de préparation des entreprises luxembourgeoise dans les secteurs automobile et bancaire.

L’étude révèle que ces dernières sont dans un changement de modèle de planification de leur personnel, sans pour autant avoir de solution à long terme. Si les plans stratégiques ICT apparaissent déjà bien établis dans ces entreprises (on parle de « basculement digital »), les plans stratégiques RH en matière d’« upskilling » ont encore du rattrapage à effectuer. Face à cette grande inconnue, tout le monde s’accorde sur le fait qu’il faut agir maintenant et se mettre à table, avec les partenaires sociaux et le gouvernement, pour progresser.

Michel Wurth, Président de la Chambre de Commerce, a d’ailleurs insisté sur l’importance d’impliquer les partenaires sociaux dans l’accompagnement à la mutation du marché du travail. Il a également invité tous les acteurs concernés à « flexibiliser [leurs] schémas de pensés » et à accorder un rôle important aux entreprises dans le façonnement du monde du travail à l’ère numérique. Selon M. Wurth, la digitalisation n’annonce pas la fin du travail, mais constitue une opportunité pour favoriser un modèle économique qui mise avant tout sur les gains de productivité.

Tout au long de la journée, les intervenants luxembourgeois ont épinglé les défis propres au Luxembourg à l’ère du numérique : un système éducatif dont les limites sont exacerbées face à l’évolution effrénée des besoins en compétences, un manque de « talent » local qui pousse à l’outsourcing (non sans conséquences en termes de cyber sécurité), ou encore des travailleurs frontaliers pour qui les possibilités de télétravail sont amoindries dû à la fiscalité. Beaucoup d’excellentes initiatives existent déjà au Luxembourg, mais il manque encore une vision et un cadre global de coordination. Ce manque devrait cependant être bientôt pallié avec le lancement d’une étude stratégique « Travail 4.0 » commanditée par le Ministère du Travail, de l’Emploi et de l’Economie sociale et solidaire, la Chambre de Commerce et la Chambre des Salariés.

Affaire à suivre donc !