Mobilier Bonn, magasin bien connu des habitués du centre-ville, domine les rues piétonnes de son architecture altière et vient de fêter ses 160 ans sans prendre une ride. Jean-Claude Lazard, qui codirige l’entreprise avec son père André, représente la sixième génération aux commandes de cette institution luxembourgeoise.
Jean-Claude Lazard, avez-vous toujours su que vous rejoindriez un jour l’entreprise familiale ?
« Ce qui est sûr, c’est que j’ai toujours baigné dans le mobilier. Mes parents m’emmenaient dans les foires et les salons professionnels et ils éveillaient mon sens artistique en visitant des expositions avec moi. Enfant, du temps de Paul Lazard, mon grand-père, j’étais très souvent au magasin. Mais je dois quand même dire qu’au moment de choisir mes études supérieures, j’ai hésité entre la finance, très porteuse à l’époque au Luxembourg, ou des études artistiques qui correspondaient davantage à ce qui m’a toujours passionné. J’ai finalement choisi cette voie et fait l’école d’architecture intérieure Penninghen à Paris.
À l’issue de vos études et après un stage à Chicago, vous avez d’abord travaillé à Paris. Qu’est-ce qui vous a décidé à rentrer au Luxembourg ?
« En rejoignant l’entreprise familiale, j’avais l’occasion d’intégrer une enseigne qui s’était taillé une solide réputation. C’était au début des années 90. Mon père, André Lazard, et ma mère avaient décidé de rénover entièrement Carré Bonn pour créer la galerie commerçante que l’on connaît maintenant, ainsi que des appartements et des locaux de bureaux. Côté magasin, ils avaient décidé un repositionnement sur le haut de gamme. Mon père m’a proposé de prendre en charge le nouvel aménagement, ce qui était passionnant pour quelqu’un qui avait étudié l’architecture intérieure.
Bonn est l’un des plus anciens commerces, toujours en activité, de la ville. Quel est, d’après vous, le secret de cette longévité ?
« Je pense qu’il s’agit avant tout d’une affaire de confiance ; confiance à l’intérieur de la famille Bonn-Lazard pour passer le flambeau à la génération suivante en l’encourageant à faire les aménagements nécessaires pour coller à l’air du temps ; et confiance manifestée aux employés également. Dans ce climat bienveillant, le magasin s’est très bien adapté aux évolutions de la ville de Luxembourg, qui est passée d’une ville de garnison, dans laquelle nous proposions de la menuiserie artisanale, à la capitale européenne que nous connaissons maintenant, qui brasse une population très diverse, aux attentes multiples.
Je pense enfin que nous devons beaucoup à la vision de Myrtil Bonn, mon arrière-grand-père, qui a eu l’idée de faire construire ce bâtiment magnifique qui donne une fière identité à notre enseigne.
De telles réussites vous paraissent-elles encore possibles de nos jours ?
« Le commerce en général est un métier de plus en plus difficile qui fait face à des contraintes de plus en plus nombreuses. Nous avons l’énorme chance d’être propriétaires de nos murs et donc de ne pas subir la hausse des baux commerciaux. Les enseignes qui se lancent aujourd’hui doivent non seulement faire face au coût élevé des loyers, mais aussi à la concurrence d’Internet et à une certaine course aux remises et promotions. Notre enseigne a eu le temps de s’installer dans un contexte plus calme, et maintenant elle peut tirer profit de son statut d’acteur historique, bien installé dans le paysage commerçant de la ville.
Quels sont les facteurs qui expliquent votre succès actuel ?
« J’insiste sur la qualité de notre emplacement, que nous devons à l’esprit visionnaire de mon arrière-grand-père, Myrtil Bonn. Non seulement celui-ci est très central, mais l’immeuble, construit en 1924, jouit d’une excellente visibilité. Notre équipe de vente, très fidèle, est pour beaucoup dans notre succès également. Le choix des marques proposées, dont beaucoup jouissent d’une exclusivité au Luxembourg, est un autre élément crucial, ainsi que la relation de confiance et de fidélité que nous avons construite avec ces marques. Pour notre métier, la clientèle du Luxembourg est également un plus, car à la clientèle du pays, qui a une grande tradition du recevoir, s’ajoutent les nouveaux habitants qui ont besoin d’équiper leurs logements. Les clients connaissent de mieux en mieux les produits et les marques, mais ils ont besoin de conseils pour faire leur choix dans une offre importante, et c’est là que nous intervenons, d’autant plus facilement que nous sommes un magasin multimarque qui vend aussi bien du mobilier, que du luminaire ou encore de nombreux accessoires et objets.
Pensez-vous que le développement du web shopping peut remettre en question votre modèle ?
« Je ne crois pas, car nous vendons des produits qui nécessitent un contact direct avec les clients, pour que ceux-ci puissent se rendre compte de leur taille réelle, de leur couleur, de leur matière. Les clients ont besoin de voir et de toucher les produits pour pouvoir les imaginer chez eux. Comme nous sommes très bien situés, venir au magasin n’est pas un frein, mais plutôt un plaisir.
Pour vos 160 ans, vous n’avez pas organisé un événement commercial, mais vous avez ouvert vos archives...
« Quand nous avons réfléchi à ce que nous ferions pour célébrer notre anniversaire, nous n’avions pas envie d’une fête centrée sur nous-mêmes. Nous voulions plutôt un partage avec le public, et l’idée d’ouvrir nos archives et de collaborer avec l’historien Robert Léon Philippart est venue assez naturellement. Nous avions d’abord pensé à publier un livre, mais cela nous a paru un peu prétentieux. Nous avons opté pour une série de petits livrets très richement illustrés grâce au travail du photographe Christian Aschman, qui s’est chargé des recherches iconographiques. Le premier retrace notre histoire, le deuxième montre des exemples de villas célèbres du Luxembourg que notre enseigne a contribué à décorer, le troisième revient sur l’exposition que nous avons organisée au sein de la galerie d’art contemporain Zidoun-Bossuyt et le quatrième, à paraître, sera plutôt consacré au présent avec quelques réalisations récentes et quelques projets futurs.
Grâce à ces publications, nous avons eu de très bonnes retombées dans la presse. Je crois que les Luxembourgeois en ont éprouvé une certaine fierté et ont été reconnaissants du travail de mémoire que nous avons effectué. Dans le contexte de mondialisation qui est le nôtre, on sent bien que le public a besoin de se connecter à ses racines et à son histoire.
N’avez-vous pas craint que ce retour en arrière vous donne une image vieillotte ?
« Non, pas du tout, car ces 160 ans sont un passage vers la suite de l’histoire. Nos quatre livrets forment d’ailleurs un lien entre le passé et l’avenir. Sur leur rabat, nous avons imprimé la liste complète des années depuis 1855, et celle-ci ne se termine pas avec 2016 mais continue sous forme de pointillés qui symbolisent l’avenir qui reste à écrire. Beaucoup de marques explorent leurs racines. C’est une force, selon moi, d’avoir un riche passé. La notion d’héritage plaît beaucoup aux gens ; elle est très rassurante.
Quels sont vos projets pour cet avenir qui reste à écrire ?
« En février, nous avons ouvert un espace dédié au conseil en aménagement intérieur et c’est donc ce nouvel axe que nous allons développer. Nous voulons accompagner la vente des meubles en proposant d’imaginer tout l’univers qui va autour, et cela dans un esprit de sur-mesure pour chaque client.
Quelles sont justement les grandes tendances en aménagement intérieur et en décoration ?
« Les clients ont envie de se démarquer. Ils sont attirés par les pièces uniques, les éditions limitées ou les rééditions de modèles anciens. Parallèlement, on observe un retour vers le naturel et une tendance aux achats durables. Les matières brutes sont appréciées. Mais surtout, les gens aiment de plus en plus mélanger plusieurs styles. Réussir, cela nécessite d’être conseillé. Nous allons jusqu’à chiner certaines pièces à Paris ou à Bruxelles pour compléter un décor. Il nous arrive fréquemment de conseiller des clients sur la meilleure utilisation d’un meuble ancien hérité. Personnellement, je trouve cela très intéressant. Cela donne tout son sens à notre métier et cela rend chaque décor unique.
Sur quel type d’espace aimeriez-vous particulièrement être consulté ?
« J’aimerais beaucoup travailler sur le décor d’un restaurant. Faire un travail complet avec des artistes et des artisans pour imaginer un lieu qui ait une âme. »
Texte : Catherine Moisy - Photos : Emmanuel Claude / Focalize