Perspectives économiques 2018 : En route vers la croissance qualitative ?

Affaires économiques

Affaires Economiques

Carlo Thelen, directeur général et chief economist de la Chambre de Commerce et Marc Wagener, directeur Affaires Economiques

Dans un contexte international riche en rebondissements (géo)politiques, les principales économies ont finalement bien résisté en 2017 et semblent sur la voie d'une reprise stable à moyen terme. Alors que les principaux voyants sont donc au vert à l'international et dans l'Eurozone, pourquoi des incertitudes persistent alors encore ? Le Luxembourg serait-il un exemple pour les pays de la zone Euro ? Quels seraient les déterminants d'une croissance qualitative pour l'année 2018 ? Pour répondre à ces questions, la Chambre de Commerce examine la situation conjoncturelle internationale et plus particulièrement celle du Luxembourg, l'appréciation des chefs d'entreprises sur la situation économique à travers les résultats de l'enquête Eurochambres 2018, ainsi que les principaux leviers de la croissance qualitative pour le Luxembourg.

Conjoncture internationale: les voyants sont au vert mais n'empêchent pas les incertitudes...

En cette fin d'année 2017, un vent d'incertitudes souffle sur les économies. Malgré une reprise de la croissance avérée (plus de 2% prévus en 2017 et en 2018 pour les Etats-Unis, plus de 6,5% sur les deux années pour la Chine, autour de 7% pour l'Inde, un retour de la croissance au-dessus des 1% pour le Brésil, la Russie se rapprochera des 2%, tandis que la zone Euro dépasserait les 2% en 2018), les risques sont nombreux.

Dans un contexte d'embellie internationale, la zone euro n'échappe pas à la règle, mais les incertitudes viennent cette fois-ci de l'un des moteurs de la zone. Si l'Allemagne, locomotive économique de l'Eurozone, ne parvenait pas à former un gouvernement, l'administration allemande serait affaiblie et les négociations de l'Eurozone pourraient prendre du retard.

En parallèle, la Banque Centrale Européenne (BCE) a annoncé la réduction de son programme d'achats d'obligations dans le cadre de sa politique monétaire " non-conventionnelle " dite du Quantitative Easing. Ce qui traduit une volonté de " retour à la normale ". Or, ce programme est prolongé jusqu'en septembre 2018 au moins et pourrait même se poursuivre au-delà si des chocs négatifs survenaient. A l'inverse de sa consœur américaine, elle n'envisage pas la réduction de son bilan. Elle prévoit d'ailleurs des taux directeurs à leurs niveaux actuels pendant une période prolongée.

Quant aux négociations du Brexit, elles piétinent et les parties ne devraient pas aborder le sujet du commerce en 2017. Le sixième round s'est achevé le vendredi 10 novembre à Bruxelles, mais une nouvelle question, celle de l'Irlande du Nord, s'ajoute aux problématiques qui viennent ralentir les négociations. Le Brexit ferme et définitif a pourtant été acté.

L'essentiel du Vieux Continent semble donc renouer avec une reprise affirmée en cette fin d'année 2017, qui pourrait se poursuivre en 2018. Cependant, les incertitudes majeures liées au Brexit et à certains risques de nature politique pourraient peser sur ces perspectives.

Et au Luxembourg, la croissance est la résultante de la seule progression de l'emploi
Le contexte macroéconomique national est, comme pour la plupart des économies citées auparavant, relativement bien orienté. Selon la note de conjoncture 2-2017, la croissance du PIB en volume serait de l'ordre de 3,4% en 2017 et de 4,4% en 2018. Sur l'ensemble de la période 2017-2021, la croissance économique devrait être de l'ordre de 3,1%. Ce chiffre de 3,1% correspond également approximativement à la croissance de l'emploi anticipée de 2017 à 2019 par les auteurs du projet de budget. La croissance de l'emploi devrait donc continuer, tandis que le chômage devrait encore diminuer. Le STATEC estime que l'inflation se stabilisera en 2018 à 1,4%. Ces données semblent de bonne augure, mais elles supposent implicitement que la productivité apparente du travail va globalement stagner sur cette période, et ce après une période de 15 ans d'absence de progression totale de la productivité. L'Administration centrale enregistrerait par ailleurs un déficit se montant à 890 millions EUR en 2018 qui serait cependant plus que compensé par des excédents de la sécurité sociale, ainsi que par des surplus des pouvoirs locaux. Des résultats réconfortants donc, mais en apparence seulement.

Quand le social prend le devant de l'économique
Cette conclusion ressort également de l'analyse du " Bilan de compétitivité " établi par l'Observatoire de la Compétitivité (ODC) qui a récemment présenté un nouveau système d'indicateurs du développement durable pour le Luxembourg [1]. Dans l'édition 2017 et toutes catégories confondues, le Luxembourg se positionne à la 4ème place parmi les Etats membres de l'UE, devancé par le Danemark, la Suède et l'Irlande. Ce classement de l'ODC fait état d'une embellie conjoncturelle mais également de défis structurels. Au niveau des 3 aspects considérés individuellement - qui correspondent aux trois piliers du développement durable - le Grand-Duché se classe 7ème pour l'aspect économique, 1er pour l'aspect social et 9ème pour l'aspect environnemental. Or, le premier système social européen risque de manquer de supports à moyen et long termes si l'aspect économique n'occupe pas, lui aussi, une place sur le podium.

Par ailleurs, l'indicateur le plus " faible " de cet aspect économique est celui relatif à la " rentabilité des sociétés non financières ". Ce dernier mesure la part de l'excédent brut d'exploitation (le taux de marge) rapporté au chiffre d'affaires. Il est inquiétant de constater que le Luxembourg porte pour cet indicateur la lanterne rouge à l'échelle européenne. Or, la rentabilité est le carburant des affaires et un affaiblissement durable des entreprises non-financières risque à terme de mettre en péril la soutenabilité de la colonne vertébrale de notre économie que sont les PME.

Et qu'en pensent les entrepreneurs ?
Les résultats de la 25e édition de l'enquête Eurochambres (voir annexe pour plus de détails), qui se basent pour le Luxembourg sur pas moins de 595 réponses, sont plutôt encourageants. En effet, à la lecture des résultats se dégage un certain optimisme de la part des entreprises pour l'année 2017, mais aussi en prévision pour l'année 2018. Cet optimisme est cependant légèrement atténué par certains résultats du secteur manufacturier.

En termes de climat des affaires, 10 ans auront été nécessaires pour que les niveaux de confiance pré-crise se confirment. Les entreprises s'accordent majoritairement sur la stabilité de cet indicateur et près d'1/4 des entreprises interrogées estiment que le climat des affaires s'est amélioré entre 2016 et 2017. La stabilité de cet indicateur, à relatif haut niveau, domine encore plus largement concernant les prévisions des entreprises pour 2018, ce qui pointe vers une certaine stabilisation de la croissance économique en 2018, l'indicateur du climat des affaires étant fortement corrélé au taux de croissance du PIB.

Les résultats sont plus fluctuants d'une enquête à l'autre en ce qui concerne le chiffre d'affaires à l'exportation qui semble suivre cette année la même voie que le chiffre d'affaires national. Les résultats sont globalement stables. Cependant, dans le cas des exportations, l'indicateur lié au secteur manufacturier est en baisse pour l'année 2017. Ces chiffres doivent toutefois être interprétés avec prudence puisque seules 211 entreprises du panel exportent.

A l'inverse des prévisions, c'est finalement une légère baisse généralisée des perspectives de l'emploi qui est observée par les entreprises du panel cette année. Ce ralentissement devrait se poursuivre dans l'industrie manufacturière en 2018 mais évoluer dans le sens inverse en ce qui concerne l'ensemble de l'économie et les services.

Quant aux investissements, dans l'industrie, tout comme dans les services, une augmentation des soldes en 2017 est observée, particulièrement dans le secteur des services. En 2018, les investissements devraient rester " stables ", tous secteurs confondus (59,2%) ou devraient être " en hausse " (32%). Or, des bémols apparaissent notamment dans les secteurs de la construction, du commerce et de l'HORECA ainsi qu'au niveau de la branche " transport " où les intentions d'investissements progressent de façon bien plus modérée.

Enfin, les principaux défis mis en évidence par les entrepreneurs luxembourgeois, sont le manque de main-d'œuvre qualifiée, les coûts du travail et la demande intérieure, conformément aux années antérieures.

Les sept leviers essentiels de la croissance qualitative
1 - En termes absolus, l'économie luxembourgeoise est depuis plusieurs décennies l'une des plus productives au monde. Elle le doit aussi bien au développement spectaculaire de son secteur financier qu'à sa capacité à se positionner et être compétitive dans de nouveaux secteurs à haute valeur ajoutée. En outre, le Luxembourg est en croissance depuis de nombreuses années. Or, ces performances cachent une réalité inquiétante pour le Grand-Duché. La productivité du travail ne progresse plus depuis l'année 2000.

La croissance est ainsi essentiellement due à l'augmentation continue de la force de travail. Or la hausse de la productivité, nerf de la guerre économique, est la seule manière d'augmenter les richesses sans dépenser davantage de ressources. Elle permet de dégager un surplus de richesse qui se partage entre hausse des salaires, hausse des profits et baisse des prix. Son impact est conséquent pour les entreprises et les citoyens : compétitivité renforcée, plus forte capacité d'investissement et salaires attrayants pour conserver une main d'œuvre de qualité. Pour la société dans son ensemble, les effets seront les suivants : augmentation globale du niveau de vie et maintien d'un modèle favorable à la cohésion sociale, hausse des recettes de l'Etat pour améliorer les infrastructures et baisse de la pression environnementale à richesse égale créée.

Différentes actions menées par la Chambre de Commerce ont pour but de redonner un " coup de fouet " à la productivité afin de passer d'une croissance quantitative à une croissance qualitative. Elles vont de la défense du libre-échange et de la compétitivité du Luxembourg sur les marchés internationaux, à l'accompagnement des entreprises vers la digitalisation et le travail 4.0. Elles visent à faire décoller la start-up nation Luxembourg et répondre aux besoins de main d'œuvre qualifiée. Dans le même temps, elles veulent assurer l'avenir du modèle social luxembourgeois.

2 - " Garder le cap face au risque de repli ", tel est le mot d'ordre de la Chambre de Commerce en ce qui concerne le libre-échange. Le libre-échange est remis en cause aussi bien sur le plan mondial, par le gouvernement américain entre autres, qu'européen. Une croissance qualitative au Luxembourg dépendra d'un bon fonctionnement des échanges extérieurs avec ses partenaires. En effet, 83,3 % de la croissance de l'économie provenait du commerce extérieur en 2016. Les pays du BRIC, de l'Est de l'Europe ou encore d'Afrique, au fort potentiel de croissance, sont tous des débouchés pour les exportations du Grand-Duché qui pourraient permettre de faire croître l'économie à l'international sans requérir de ressources additionnelles disproportionnées au Luxembourg.

Pour garder le cap, la Chambre de Commerce propose d'agir sur quatre axes : assurer la viabilité de la politique commerciale européenne, promouvoir l'internationalisation des entreprises, favoriser davantage la diversification géographique et industrielle, et " faire ses devoirs à domicile ", c'est-à-dire traiter les dysfonctionnements à la fois sur le territoire luxembourgeois et européen.

3 et 4 - Le progrès technique est un moteur important de l'évolution de la productivité. L'un des faits majeurs dans ce domaine est la transformation digitale, " l'enabler " d'un monde plus intelligent et interconnecté, et ses répercussions sur le travail. On évoque ainsi l'apparition d'un travail dit 4.0.

La transformation digitale est un phénomène global qui révolutionne le modèle d'affaires des entreprises et les facteurs de compétitivité. Elle sera, pour la Chambre de Commerce, le catalyseur clé pour réussir la transition vers une croissance plus qualitative. En conséquence, le Luxembourg doit devenir un "early adopter". De même, les modifications du marché du travail nées des nouvelles technologies, citons le Big Data, l'automatisation, l'impression 3D, la robotisation, l'Internet des objets, l'intelligence artificielle, ou encore l'émergence de l'économie des plateformes, sont autant d'opportunités d'enrichir la qualité du travail dans l'optique d'une croissance plus qualitative. Le monde du travail numérique est un monde du travail flexible et porteur d'un surplus de qualité de vie au travail.

La Chambre de Commerce se positionne en partenaire de prédilection pour réussir la transition numérique des entreprises locales. Elle les sensibilise aux enjeux et opportunités de la digitalisation, via de nombreuses conférences, ou la publication de l'Actualité & tendances N°18 - Digital Transformation in business and society. La House of Entrepreneurship et  Luxinnovation se sont alliés pour que les entreprises s'orientent plus rapidement vers le digital, et le catalogue 2018 de la House of Training est résolument tourné vers ce sujet.

" Arbeiten 4.0 - Chancen und Herausforderungen für Luxemburg " est une étude conjointe en cours de finalisation commanditée par la Chambre de Commerce, la Chambre des Salariés et le Ministère du Travail, de l'Emploi et de l'Économie sociale et solidaire. Elle analyse ce qu'est et ce que sera le travail 4.0, et devrait notamment révéler que l'emploi n'est a priori pas amené à disparaitre mais que les tâches se transforment. Il s'agira alors de se positionner sur le travail 4.0, de faciliter l'acquisition à l'école et dans la formation continue des compétences digitales, de soutenir les PME dans la transition digitale, d'encadrer la flexibilisation du travail et de l'adapter à chaque secteur et/ou entreprise ainsi que de suivre les tendances européennes en matière de fiscalité, "le Single Digital Market".

5 - Les startups sont à même de révolutionner une économie. Dans le cas du Luxembourg, elles sont tout autant un atout pour diversifier l'économie et ainsi la rendre plus saine et plus résiliente.

Aujourd'hui, on peut d'ores et déjà se demander si le Luxembourg est une start-up nation. Dans ce domaine, le Grand-Duché possède un encadrement institutionnel efficace et arrive à attirer des startups. Le Luxembourg souffre toutefois d'une culture entrepreneuriale encore perfectible, 13ème sur les 27 pays de l'Union Européenne en pourcentage des intentions entrepreneuriales[2]. La " House of  Entrepreneurship " vise à développer cette culture entrepreneuriale et favoriser la réussite des entrepreneurs au Luxembourg. Elle sera en 2018 rejointe par la " House of Startups ", un " incubateur d'incubateurs " situé en plein cœur de la capitale.

6 - Pour l'OCDE, " il est essentiel, pour stimuler l'emploi et la croissance économique et favoriser l'inclusion sociale, de veiller à ce que l'offre de compétences soit adaptée et pleinement utilisée, tout en développant en permanence les qualifications de la main-d'œuvre ". Or, le manque de main-d'œuvre qualifiée est la principale inquiétude des entrepreneurs luxembourgeois. C'est le cas pour 55,3 % d'entre eux selon l'enquête Eurochambres. Cette problématique est confirmée à la fois par des classements mondiaux sur la compétitivité, tels celui d'IMD ou des études comme celles sur le travail 4.0. La qualification des travailleurs est l'un des enjeux majeurs à la compétitivité. Une croissance qualitative passera par des qualifications de qualité.

La Chambre de Commerce s'investit à tous les niveaux de la formation afin de pallier à ce manque de qualification. Elle promeut l'apprentissage et le facilite. Elle sensibilise les élèves à l'industrie, aux nouvelles technologies et à l'entrepreneuriat. La House of Training propose à ce jour 595 modules de formation et  forme 168 personnes, salariés et entrepreneurs, par jour. L'Institut Supérieur de l'Économie (ISEC) propose à des professionnels des formations de type Bachelor et Master centrées sur la transmission de compétences pratiques en gestion d'entreprise et management, et sur la promotion de l'entrepreneuriat.

7 - Enfin, la qualité durable du modèle social est et sera une conséquence et un facteur de la qualité de son économie, qui doit être au service du bien-être. La Chambre de Commerce s'est récemment inquiétée du manque d'anticipation face aux effets du vieillissement et aux futures difficultés de la sécurité sociale. En effet, selon le Conseil National des Finances Publiques, en l'absence de mesures nouvelles, la dette publique dépasserait les 30% du PIB (norme gouvernementale) dès 2033, les 60% ("Maastricht") dès 2043, et atteindrait plus de 160% du PIB en 2060. La principale cause est la hausse des prestations sociales (pensions, santé, assurance dépendance,...) due au vieillissement, à l'arrivée des frontaliers à l'âge de la pension et à la générosité des prestations de retraite.

Dans son avis budgétaire du 21 novembre 2017, la Chambre de Commerce préconise des mesures immédiates telles que la neutralisation totale ou partielle de la liaison des pensions aux salaires réels, ainsi que des mesures structurelles comme l'instauration d'une liaison des pensions à la longévité ou l'adaptation du montant maximal de la pension, ceci afin de pérenniser le modèle social.

Les bons résultats globaux à l'échelle micro et macroéconomique du Luxembourg cachent certaines réalités plus nuancées. Parmi celles-ci, l'absence d'une croissance véritablement qualitative est la plus préoccupante. Le contexte mondial, quant à lui, n'entraine ni pessimisme, ni optimisme forcené, et renforce le besoin d'une Europe plus soudée face aux reculs de la coopération internationale.

Plus d'informations, annexes et version anglaise dans les documents ci-après.


[1] https://www.gouvernement.lu/4263741/publications et l'analyse de la Chambre de Commerce est consultable ici

[2] Bilan compétitivité 2017: Le nouveau tableau de bord de la compétitivité ; http://www.gouvernement.lu/4263741/publications